La Chambre verte (François Truffaut, 1978)

Perpétuer le deuil comme tel, en jouir, c’est le nier : en s’appropriant les morts, on exerce sur eux pouvoir et souveraineté

Nous sommes en 1928. La femme de Gérard Mazet vient de mourir. Il est désespéré. Un ami, Julien Davenne, lui explique qu’il n’est pas seul à vivre ce drame : lui aussi a perdu sa femme onze ans auparavant, en 1919, juste après leur mariage. Julien vit depuis solitairement, auprès de sa gouvernante et de Georges, un enfant sourd avec lequel il communique en langage des signes, et auquel il montre des photos terribles de cette guerre où il a combattu. Tous ses amis sont morts, il est le seul survivant. Au premier étage de sa maison, il a aménagé une chambre entièrement vouée au culte de la défunte. Un jour où les biens de son ancienne épouse sont dispersés, il demande l’aide de Cécilia, assistante du commissaire priseur, pour racheter une bague qui avait appartenu à sa femme. Cécilia le reconnaît : de nombreuses années auparavant, il lui a parlé comme à une adulte, et elle lui est reconnaissante. Cécilia est attirée par Julien, mais Julien l’écoute à peine : il ne pense qu’à ses morts. Journaliste au « Globe », il est devenu un spécialiste des notices nécrologiques. On lui demande de rédiger celle du ministre Paul Massigny qui fut son ami bien avant de le trahir, dans un contexte dont on ne nous dit rien. On apprend à cette occasion la haine inexpliquée éprouvée par Julien pour Massigny. Julien croit trouver dans Cécilia une complice, qui respecte les morts autant que lui.

Julien s’adresse au secrétaire de l’évêque pour obtenir l’autorisation de restaurer une chapelle abandonnée, proche d’un cimetière, pour honorer ses morts. Des dizaines de cierges y brûlent devant les photos de ses amis disparus. Cécilia s’associe à lui dans cette tâche jusqu’au jour où il découvre qu’elle fut jadis la maîtresse de Massigny, et que son mort à elle, c’est le ministre. Il la quitte immédiatement et s’enferme chez lui pour se laisser mourir. Cécilia lui écrit qu’elle l’aime, mais tout ce qu’il lui demande, c’est d’entretenir sa chapelle et d’y brûler un dernier cierge, pour lui. Il la rejoint dans la chapelle, et meurt. Elle respecte son vœu, et allume un cierge.

Ce film sur le deuil qui raconte une histoire de deuil conduit à s’interroger sur ce qui se passe exactement avec Julien. Il ne pense qu’aux morts. Il dit les aimer, les respecter, les honorer. C’est son choix, sa personnalité, sa façon tout à fait unique d’organiser sa survie. Mais on peut s’interroger sur ce qu’il fait exactement. Le deuil, pour lui, ne peut qu’être perpétuel. Il ne doit pas s’arrêter, il ne faut pas qu’il s’arrête, car s’il s’arrêtait, ce serait une trahison. Les morts seraient trahis, dit-il, car on les oublierait, on ne penserait plus à eux, ils perdraient leur place – c’est-à-dire la place qu’ils occupaient pour lui quand ils étaient vivants. Qu’auraient-ils pensé, eux, de cette place-là ? Cela n’entre pas en considération – pas plus d’ailleurs que n’entrent en considération le désir de Cécilia ou de Georges. Cécilia aime Julien (il s’en fiche), et Georges n’a aucune envie de voir des cadavres (il s’en fiche aussi). L’enjeu de son deuil est assez spécial : maintenir les choses exactement comme elles l’étaient juste avant le décès. Il ne s’agit ni de prendre acte d’une disparition ni de continuer à vivre malgré cette disparition, il s’agit de faire comme si elle n’avait jamais eu lieu. Faute de disparition effective, c’est le deuil lui-même qui se retire. Dénier la mort, dénier le deuil, c’est souscrire à un deuil sans deuil. Julien se croit en deuil, mais c’est un deuil qui manque de substance, un deuil suspect par son exagération même, une sorte de faux deuil.

Le deuil « normal » ou « réussi » doit se terminer un jour, mais son deuil à lui est interminable. Il n’est pas fait pour se terminer, ou bien il est fait pour se terminer par sa mort à lui, sa propre mort – qui n’est peut-être même pas non plus une véritable mort, mais un fantasme de mort. Il croit savoir ce qu’il sera après sa mort : un cierge à sa propre mémoire. Il fait en sorte que, après lui, son cierge continue à brûler. Il exige qu’un autre (une autre) prenne son deuil, c’est-à-dire que cette autre (en l’occurrence Cécilia) fasse en sorte que son deuil à lui soit interminable. Mais bien entendu Cécilia fera ce qu’elle voudra, elle est assez grande pour choisir de qui elle fait le deuil ou pas. Julien n’a pas supporté qu’elle fasse le deuil d’un autre, tandis que lui sur-joue et surfait le deuil. La particularité du deuil de Julien, c’est que jamais l’autre ne l’intéresse. Il n’est pas mélancolique, car le mélancolique s’identifie au mort, tandis que lui ne s’identifie à personne. S’il s’identifie à ses morts, c’est en tant qu’ils sont la préfiguration de sa mort à lui. Il met toujours en scène le deuil de lui-même, et sa souffrance, s’il en a, c’est que cette posture est impossible. Même en mourant, on ne fait pas le deuil de soi-même, car seul un autre peut faire le deuil de quelqu’un. Le mélancolique est un être qui souffre jusqu’à se nier lui-même, mais Julien Davenne ne se nie pas : il jouit de son propre deuil (fantasmé).

C’est dans cette direction qu’il faut analyser son rapport à la vie. Au début du film, il dit à Gérard Mazet : « Je sais, je sais ce que vous éprouvez. Vous voudriez être mort à sa place ou en même temps qu’elle, mais c’est de vous Mazet, uniquement de vous, qu’il dépend que Geneviève continue de vivre« , et quelques minutes plus tard : « J’ai décidé que si elle était morte pour les autres, pour moi elle est toujours vivante ». Et encore : « Croyez-moi Gérard, nos morts peuvent continuer à vivre! ». Si on écoute ce qu’il dit, il voudrait faire vivre les morts, mais ce n’est pas ce qu’il fait. Il fait même exactement le contraire : il protège leur mort. Dans les phrases citées, l’important est le pour moiPour moi, elle est toujours vivante. Elle n’est pas vivante pour les autres, dit-il, pas non plus pour elle, elle est vivante pour moi. Elle ne vit pas dans son altérité, pour ce qu’elle est, elle, mais pour ce qu’il est, lui.

Les figures que Julien s’est appropriées, ses morts, sont enfermés dans une série d’interdits dont ils ne peuvent pas s’échapper. Parmi ces interdits, il y a celui qui les empêche d’être des fantômes. Si un fantôme fait peur, c’est parce qu’on ignore s’il va revenir ou pas, on ignore ce qu’il va faire (s’il revient). Mais Julien sait tout. Ses figures mortuaires sont entièrement déterminées par son propre désir, elles ne peuvent ni surprendre, ni faire peur. Bien installés à leur place, une place qu’ils ne peuvent pas quitter, les morts ne peuvent pas le prendre en défaut. Sa fiction, c’est que ses morts n’ont jamais eu d’autre monde que le sien. Ils n’existent que pour lui, ils n’ont jamais existé que pour lui. Julien semble perpétuellement en deuil, mais ce n’est qu’une apparence, car le deuil n’est pas son problème. Il n’a même pas à faire son deuil du deuil puisque son deuil est, par construction sans deuil. C’est ce qu’on peut vérifier sur plusieurs thématiques :

– le thème qui semble justifier le film mais se révèle à la fin peu pertinent, c’est la culpabilité d’avoir survécu alors que tous ses amis et aussi sa femme bien aimée sont morts. J’aurais dû mourir moi aussi, se dirait-il, et par conséquent j’ai une dette envers vous, je dois payer ma dette. À supposer que Julien se reconnaisse cette dette, elle a pour particularité de ne pas pouvoir être transformée. Je dois payer avec la même chose, de la mort avec de la mort. Il ne peut pas y avoir de dépassement, d’altération ou de sublimation de cette dette. Quand Gérard Mazet lui annonce avoir trouvé une autre femme, il le critique violemment. Puisque vous êtes morts, vous devez rester morts, vous n’aurez pas de vie supplémentaire. Je vous dis vivants mais c’est en tant que morts que vous êtes vivants, et comme je dois m’identifier à vous (puisque je suis en deuil), je suis le modèle que vous devez suivre, le modèle où la mort ne peut s’échanger que contre la mort.

– la seconde thématique est plus étrange, on voit mal ce qui a conduit François Truffaut à l’intégrer. C’est celle du personnage qui meurt en cours de film, Paul Massigny. Celui-là, le mort de son amie Cécilia, ne semble pas tout à fait mort, il est encore trop vivant pour être mort. C’est l’homme qui a été son ami d’enfance et l’a trahi, celui qui a trop vécu, avec trop de femmes, de manière trop intense, auquel il ne peut pas pardonner d’avoir excédé la fonction rassurante du futur mort. Ce mauvais mort a le défaut de ne pas revenir comme mort mais comme spectre, non seulement dans sa vie mais dans la vie d’une autre, Cécilia. Il a le culot d’être encore porteur d’altérité, c’est-à-dire pas tout à fait mort. Sans doute s’est-il déjà transformé dans le passé, puisque Julien lui a retiré son amitié. C’est ainsi qu’il est devenu un démon, objet de haine, et cette nature démoniaque ne disparaît pas avec la mort, au contraire. Julien fabrique des monuments, il institutionnalise, et toute institution a besoin d’ennemis. Elle les choisit arbitrairement et n’hésite pas à les préserver en tant qu’ennemis. Dans son institutionnalisation de lui-même, Julien n’agit pas autrement.

– que vient faire le petit garçon sourd dans l’histoire ? D’un côté, il semble avoir de la sympathie ou de l’attirance pour Julien, mais d’un autre côté, il finit par casser les verres de la lanterne magique. Il n’a pas besoin d’entendre pour comprendre que le bel équilibre doit être brisé.

– la quatrième thématique est celle de l’Eglise, ses cérémonies et ses cierges. Au début du film, Julien s’emporte contre un prêtre : si vous n’êtes pas capable de ressusciter les morts tout de suite, alors vous ne valez rien. Mais cela ne l’empêche pas d’aller voir un évêque et de lui demander la permission de rénover une chapelle pour instaurer son propre culte, le culte des morts. Entre-temps, il aura mis le feu à la chambre mortuaire où les souvenirs et les images de son épouse étaient entreposés. Avec les cierges, il y a toujours un risque d’incendie, de réduction en cendres de tout ce qui reste de ses amis passés, de ses morts. Il rejette une église incapable de faire revivre les disparus, mais lui-même imite les rituels religieux en prenant le risque d’en détruire les souvenirs. Cette ambivalence montre que ce qu’il veut, au fond, c’est tuer les morts. La maîtrise absolue des traces ne lui suffit pas, la réduction des différences à des cierges identiques ne lui suffit pas, il faut encore un lieu qui pourrait s’enflammer, exploser d’un seul coup.

– et enfin la place de la photographie interroge. Julien montre des photos de cadavres mutilés au petit Georges, qui finira par se venger en cassant les verres du projecteur. Sa chambre mortuaire est remplie de photos ainsi que la chapelle commémorative. Ces photos ne montrent jamais des vivants, mais toujours des morts. Ce sont des photos qui n’accepteront jamais d’autres interprétations, d’autres légendes que la sienne.

C’est entendu, Julien n’aurait pas seulement dû mourir, il est mort, il est déjà mort, il était déjà mort depuis le début, mais n’empêche qu’on le voit bien vivant dans le film et que nous aussi, les vivants, des décennies après la mort de Truffaut (1984), voyons le film. Le film nous dit quelque chose, il dit quelque chose à des vivants. Nous avons tous croisé de nombreuses personnes dans notre vie, mais même s’ils sont morts, nous ne les considérons pas comme des morts, en tous cas nous ne les réduisons pas à leur statut de morts, nous ne les cadavérisons pas. Le cas de Julien semble unique parce qu’il est une personne et non pas une institution. Il est rare qu’on voie quelqu’un se conduire comme lui, mais parmi les organisations, traditions, écoles de pensée, religions, églises, nations, etc., c’est plus répandu. Comme Julien, les institutions n’honorent les morts qu’en se les appropriant. Leur problème, c’est de se perpétuer, et il faut pour cela que les morts auxquels elles renvoient ne disent rien d’autre que ce qu’elles veulent leur faire dire. Elles doivent savoir faire parler les morts en les mettant à l’abri de toute hérésie. Julien a parfaitement compris cela. Il est le seul souverain tout-puissant de son église, et s’il avait trouvé ne serait-ce qu’un seul disciple, il aurait été un digne fondateur d’institution.

Vues : 4

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *