Le Rayon vert (Eric Rohmer, 1986)
Pour qu’advienne le « oui », la rencontre, il faut se laisser aller à un cheminement vide, vacant, et implorer
Ce film qui fait partie de la série Comédies et proverbes1 commence par une citation de Rimbaud : « Ah ! Que le temps vienne / Où les cœurs s’éprennent ! ». C’est un appel à l’amour. Pourquoi faudrait-il que l’amour vienne ? Pourquoi faudrait-il que l’amour soit bon, souhaitable, désirable, pourquoi faudrait-il qu’on l’attende de la vie ? Avant le film, la phrase d’introduction est une exigence de l’auteur, du réalisateur, une demande. Il faut que les cœurs s’éprennent. Un cliché si usé, si conventionnel, celui des temps amoureux, il est presque courageux de le mettre en avant2.
Suit une date : Lundi, 2 juillet. La date annonce l’été, les vacances prévues comme il se doit du 15 juillet au 15 août. Ce n’est pas une date individuelle, personnelle, c’est une marque de calendrier, l’indice d’un certain cadre dans lequel va se situer le film. Delphine est au travail. Elle n’a pas le téléphone chez elle, puisqu’on l’appelle au secrétariat. Mauvaise nouvelle : ses vacances en Grèce sont annulées car sa copine Caroline a décidé de ne pas partir avec elle, mais avec un autre, un garçon, un homme. Elle est triste. C’est une fille qui n’a pas d’autre souci que d’être normale, comme les autres, mais la voici exclue de cette normalité. Les autres sont en couple, ils partent en vacances, mais Delphine, elle, abandonnée par son mec et aussi par sa copine, elle n’a ni couple, ni vacances. La voici projetée dans un autre statut : l’exception. Pour qu’il y ait exception, il aura bien sûr fallu qu’il y ait aussi un cadre. L’exception ne s’oppose pas au cadre, elle ne lui succède pas. Ils viennent ensemble.
Delphine raccroche. Le lendemain, vêtue d’une veste rouge, elle rejoint dans les jardins du Louvre une amie qui arbore une écharpe verte. Si tu partais avec Raoul ? Si tu allais chez ma grand-mère en Espagne ? lui propose celle-ci (qui passe ses vacances, elle, avec son copain Antoine), mais non, ça ne lui convient pas, Delphine ne veut pas partir seule, elle n’est pas une aventurière. Le jour d’après, vêtue de bleu, dans une ambiance bucolique, elle déjeune avec une autre amie au cardigan vert. Un vieil homme lui explique qu’il n’est pas indispensable de partir en vacances. On est bien à Paris. Impossible répond-elle, il lui faut la nature, la mer. Encore un jour et, vêtue d’un corsage et d’une jupe verts clairs, elle rend visite à sa sœur Isabelle qui prévoit de partir en Irlande avec l’autre sœur, qui vit en couple, et ses enfants. Dublin non plus, ça ne lui plait pas, c’est dans les pays chauds qu’elle a envie d’aller, il lui faut du soleil, se baigner, bronzer. Au retour, passant devant un poteau vert, elle trouve sur le sol une carte à jouer retournée, verte elle aussi. Elle la retourne : dame de pique. Elle laisse la carte, met la main à la tête et continue son chemin. Sur le fond vert du dos de la carte, on peut voir, dans les jaunes, une corne d’abondance, un objet qui fait penser au tirage au sort, au hasard, et aussi à de l’or, de l’argent, de la richesse. Delphine ne semble pas remarquer la corne, mais seulement le vert, une couleur3 déjà réitérée plusieurs fois depuis le début du film. Il n’en faut pas plus pour comprendre que tout s’organisera, dans ce film, autour du jeu des couleurs. Aucune couleur n’est neutre, chacune est un milieu contradictoire propice à toutes les interprétations, chacune est une ambiance informe, un bain d’où peut toujours surgir quelque chose d’inattendu : une carte, un poteau, une voiture, un vêtement. Pour que l’envers prenne sens, il doit s’effacer devant l’endroit : la dame de pique et sa signification maléfique4. Quand on retourne la carte, on oublie son envers. On peut avoir l’illusion que l’autre côté n’existe plus, mais on se trompe : le vert finit toujours par revenir avec son corrélat, l’irruption du jaune (hasard, richesse).
La machine temporelle avance (vendredi, 6 juillet), il reste moins de dix jours avant les vacances proprement dites, Delphine n’a pas trouvé de solution, elle est toujours à Paris. Son ex-compagnon Jean-Pierre la rappelle pour lui dire qu’elle ne peut pas se rabattre sur Antibes. Il lui propose La Plagne, mais ça ne lui plait pas. Le 8 juillet, en banlieue, elle lit un panneau : Retrouver le contact avec soi-même et les autres. Elle croise une 4L verte, prend le thé avec trois autres filles dont l’une est habillée complètement en vert (Françoise). Elle leur explique qu’elle ne veut pas partir seule. Delphine n’est pas si solitaire, presque chaque jour elle rencontre quelqu’un. Sa solitude ne vaut pas dans l’absolu, mais en rapport avec cet autre dont elle appelle la présence. Dans le cours de la discussion, Delphine trouve la solitude inhumaine5. Être seule rend triste, lui répond son interlocutrice (Béatrice, habillée de rouge), c’est affreux6. Il fautbouger, il faut partir en groupe, trouver une solution, crever l’abcès. Delphine résiste, elle a l’impression qu’on veut lui imposer quelque chose, la forcer. « On est là pour t’aider ! Il faut que tu t’exprimes, nous voulons que tu t’exprimes » dit Béatrice. « Tu ne me connais pas » réplique Delphine qui ne conteste pas le fond du problème, le « Il faut ». Pour se défendre, Delphine en appelle au secret, à un lieu caché, indéterminé, ou une expérience que nul·le parmi ses interlocuteurs·trices ne peut avoir expérimentée, et surtout pas ces vagues copines avec lesquelles elle n’a aucune relation d’amitié7. Il se pourrait qu’en ce lieu retiré, inconnu, le cadre soigneusement construit depuis le départ commence à vaciller. Le lieu caché, indéterminé, c’est celui où Delphine rencontre le mystère des couleurs, un mystère qui lui est réservé, auquel la conversation courante est irréductiblement étrangère.
Delphine supporte mal l’agressivité de Béatrice. « Tu es méchante – Je ne suis pas méchante, je veux ton bien » répond Béatrice. « Quelques fois, il faut brusquer les gens ». « Si tes parents t’avaient élevée sans te contrarier, je pense pas que… « . Béatrice considère que pour atteindre ses objectifs, il faut accepter un certain degré de violence. Pour éduquer les enfants, on doit s’opposer à eux, leur résister. C’est ce qu’elle fait avec Delphine, mais Delphine récuse la comparaison. Les parents, ça n’a pas d’importance, ça n’est pas pertinent, Delphine tient à vivre dans un pur présent, un monde sans transmission ni héritage, sans autre trace que les couleurs, les cartes à jouer, les amours. « Moi, je préfère être agressive pour le bien de mes amis » continue Béatrice. « Moi, je ficherais deux paires de gifles à une copine pour qu’elle rigole ». Dans l’échelle bien/mal, la solitude est du côté du mal. Sur ce point les trois autres copines sont d’accord : il y a du dysfonctionnement chez Delphine, elle est anormale, malade. Si elle ne l’était pas, elle ferait ce qu’il faut pour rencontrer des gens, briser sa solitude. Or elle ne fait rien. Delphine ne conteste pas le diagnostic. Elle reconnaît que Béatrice est du côté de la loi, de la norme, elle le serait elle aussi si elle le pouvait. Mais elle ne peut pas. Briser la solitude, ce n’est pas pour elle un problème pratique à résoudre par les moyens habituels de la vie sociale, c’est autre chose, beaucoup plus difficile, c’est le franchissement d’un impossible. « Je ne suis pas complètement seule, j’ai quelqu’un dans ma vie, même si je ne le vois pas en ce moment, et pour moi ça compte très fort » dit Delphine. « Et vous, vous n’avez rien à dire – voilà ». S’il faut avoir quelqu’un dans sa vie, alors elle affirmera qu’elle a quelqu’un, même si c’est faux, et même si les autres filles savent déjà qu’avec Jean-Pierre, c’est fini, même si les autres filles savent déjà que, depuis deux ans, elle est seule. Tout ce qu’elle veut, c’est qu’on la laisse tranquille, qu’on ne lui crie pas après, qu’on ne lui en mette pas plein les oreilles.
Après Béatrice, vêtue de rouge, c’est une autre copine vêtue de noir qui prend la parole, tout en caressant un chat noir. « Tu sais bien que c’est fini avec Jean-Pierre maintenant. Il faut faire quelque chose. – Que veux-tu que je fasse ? » répond Delphine. La fille au chat noir, aux yeux noirs, à la chevelure noire, change de problématique. Elle parle de thème astral, elle propose de faire parler les esprits, faire tourner les tables. Avec le noir, la question de la couleur revient, elle ne veut pas nous lâcher. Ceux qui croient que la couleur n’a pas d’importance, qu’on peut en changer comme de chemise, passent à côté du film. Delphine n’y croit pas. « Mais tu crois bien en quelque chose ? » dit Béatrice. « Oui » dit Delphine, « je crois en les choses qui arrivent comme ça dans la vie, les choses qui se passent toutes seules, d’elles-mêmes, les choses de l’amour ». La fille en noir persiste : il faut aussi de la superstition, des cartes, des astres. Delphine enchaîne : « Je peux croire aux cartes à jouer qu’on trouve dans la rue. En tous cas moi je trouve des cartes à jouer dans la rue, je marche et je trouve une carte. En allant chez ma sœur, j’ai trouvé une dame de pique. La dame de pique, c’est mauvais. Et en plus, la carte était verte. Et ce qui est bizarre, c’est que j’ai rencontré un medium qui m’a dit que le vert, c’est la couleur de l’année. Depuis ça, je rencontre toujours des petites choses vertes ». Et la caméra se tourne vers la jeune Françoise vêtue du vert, détachée sur un fond où domine la même couleur verte. La caméra continue à insister sur le vert sans en donner les clefs, comme si Delphine devait déjà être en attente d’une chose (verte) qui ne pourrait que lui arriver, ou comme si elle était décidée, déjà, à faire survenir coûte que coûte cette chose (verte), ou comme si à force de remarquer le vert, c’était elle qui lui donnait une signification particulière, ou comme si la chose en question était déjà survenue, sans qu’on connaisse sa signification.
Elles lisent l’horoscope de Delphine (Capricone), qui point par point confirme tout ce qui a été dit jusqu’à présent. Encore une détermination, une de plus. La croyance de Delphine en « des choses qui arrivent comme ça dans la vie, des choses qui se passent toutes seules, d’elles-mêmes » est contrecarrée par une nécessité, une fatalité dont on peut lire la trace dans ce magazine pour dames. Sa personnalité y est déjà décrite, son avenir prédit. Tout est fait, déjà fait, on n’y peut rien. Delphine quitte la table, elle se réfugie sur les marches d’un escalier. Elle pleure. À ce moment tout semble clos, joué. Delphine pleure car elle doit renoncer à l’espoir, au rêve, elle doit prendre acte de la perte, de l’abandon qui la constitue.
Françoise rejoint Delphine sur l’escalier. Nul hasard, évidemment, si c’est la fille en vert qui se sent appelée, missionnée. Elle a revêtu ces couleurs sans savoir ce que, pour l’autre, elles pouvaient signifier. Françoise tente de la consoler, lui propose de partager ses vacances à Cherbourg avec ses frères et sœurs, sa famille. Décision prise : 18 juillet, elles sont à Cherbourg. Pendant la visite du port, Françoise aborde un garçon, un marin qui part le lendemain en Irlande. Ils pourraient se voir le soir mais Delphine ne supporte pas cette rencontre arrangée et bat en retraite, elle s’enfuit. Il n’y a pas de vert dans cette scène : Delphine est habillée en bleu avec un sac rouge, et l’écharpe du garçon est rouge, elle aussi. À table, les frères et sœurs de Françoise servent de la viande, des côtes de porc, mais Delphine est végétarienne. Elle doit encore s’expliquer, justifier son cas particulier, son exception. Au jardin, elle est seule, tandis que Françoise ne quitte pas son petit ami. Elle explique qu’elle n’aime ni la balançoire, ni le bateau, à cause du mal de cœur. On lui demande encore si elle a un copain, elle ment. Elle prétend qu’elle en a d’autres, qu’elle change. Pourquoi dit-elle toujours non, pourquoi refuse-t-elle toutes les propositions ? Elle ne sait pas quoi répondre. Elle assume son statut d’exception. En étant différente, unique, elle préserve sa place au centre des conversations. La marge n’est jamais éloignée du cœur.
À la plage, elle reste habillée, puis elle va se promener seule dans les bocages, tourne en rond. Le vent souffle, et soudain, ça craque, elle pleure. L’excès de solitude, c’est aussi l’excès du vide8. Si les vacances doivent à tout prix être meublées par des compagnons, des loisirs, c’est parce qu’elles sont un moment où tout s’évacue, un moment de vacance, de vide. Si les occupations prévues s’anéantissent, alors il n’y a plus rien, c’est l’évidence du rien qui vous envahit. L’émotion est intense, on ne peut plus retenir ses pleurs9. On lui propose des fleurs, elle refuse, et le lendemain, elle décide de partir. Elle ne peut pas rester là, comme ça, toute seule. Il faut qu’elle parte. De retour à Paris, elle lit sur un banc, est abordée par un garçon, le rejette. Elle téléphone à Jean-Pierre, lui demande si elle peut emprunter son studio, à la montagne. On est déjà le 25 juillet quand elle arrive à La Plagne, se promène toute seule, admire les paysages magnifiques. Elle pleure. La beauté, la pure beauté, ne peut pas consoler, au contraire. Elle engendre le désespoir. Le jour même, elle décide de repartir vers Paris où elle retrouve Françoise, qui dit : « C’est au moment où on s’attend le moins qu’on rencontre toujours quelqu’un ». Delphine (chemisier vert) répond : « Justement je m’attends à rien alors je vais bien voir si je vais rencontrer quelqu’un ». Elle pleure. Entre le rien et la rencontre, c’est elle qui fait le lien. Pour rencontrer quelqu’un, il faut d’abord se vider.
Le lendemain elle se promène au bord de la Seine (robe verte), et rencontre par hasard une autre copine, Irène, qui lui annonce qu’elle s’est mariée et qu’elle a un bébé. Le beau-frère d’Irène a un appartement à Biarritz, et elle est d’accord pour lui prêter. Le 1er août, Delphine est à Biarritz. Il faut beau, il y a foule sur la plage, elle est la seule à se baigner en maillot une pièce. Elle s’ennuie, se prépare ses repas toute seule dans l’appartement, range des portraits, feuillette des livres. Il pleut, elle se promène avec son imperméable rouge. Sur un rocher, elle trouve une carte (bleue), la retourne. C’est un valet de cœur. Enfin le premier signe positif10 depuis le début des vacances ! Pour que ça vienne, pour qu’il se passe quelque chose, il aura fallu qu’elle aille au bout du rien. Tant qu’elle était à Paris, Delphine a continué à s’habiller en vert. C’était une invitation à ce que quelque chose surgisse de cet anéantissement.
Elle passe à côté d’un groupe de touristes qui discutent du roman de Jules Verne, le Rayon vert. C’est une histoire d’amour, romanesque, avec des personnages qui cherchent quelque chose. Une des femmes explique que, dans son enfance, elle a vu le rayon vert. On dit que quand on le voit, on est capable de lire dans ses propres sentiments et dans les sentiments des autres explique sa voisine. Le seul homme du groupe se lance dans une explication compliquée. On ne peut voir ce rayon que rarement, quand l’atmosphère est extrêmement claire. À cause de la courbure des rayons du soleil, le soleil semble plus élevé qu’il n’est. La couleur verte étant la plus courbe, le dernier rayon visible, pour une fraction d’instant, est le vert. Le vert n’est plus le même, c’est un autre vert, un vert qui émane du soleil en déclin, à l’instant où il va disparaître. Si le soleil représente la régularité, l’ordre, la règle, la loi, le cycle du temps avec ses contraintes, ses obligations, ses alternances (jour / nuit, travail / vacances), son déclin laisse espérer une atténuation, un moment d’ouverture. Au moment du rayon, le cycle échappe à lui-même, le soleil laisse passer une couleur qui n’est pas la sienne.
Delphine retourne à la plage et s’installe à côté d’une fille, Lena, une suédoise. Lena adore voyager seule, elle pense que c’est le meilleur moyen pour rencontrer des gens. Elle a l’habitude de se promener moitié nue, contrairement à Delphine. Elle repère les beaux mecs, ne veut pas de fiancé car ils sont trop jaloux. Lena lui propose d’aller danser, de draguer. « J’ai des difficultés à trouver un type idéal » dit Delphine (qui porte à ce moment une veste rouge et un béret vert). « Mon idéal est romantique. Je crois qu’au coin d’une vague, il va y avoir… ». Comment le choisir ? « Je suis quelqu’un qui regarde beaucoup les gens, mais pour le reste, tout est flou. Je ne suis pas quelqu’un qui est opérationnel. Dans la vie, je ne suis pas fonctionnelle, je regarde les gens, mais je ne fais jamais une chose déterminée pour trouver quelqu’un ou pour trouver quelque chose. » « Ils ne viennent pas tous seuls, il faut faire quelque chose » répond la suédoise. « Mes copines à Paris me l’ont déjà dit » murmure Delphine. Comme ses copines, Lena développe des stratégies, des manœuvres, des ruses. Par comparaison, Delphine semble passive. N’ayant aucun système, aucune méthode, elle donne l’impression de s’agiter inutilement, de ne rien faire pour sortir de sa situation. Mais cette absence de stratégie peut cacher une autre stratégie, une stratégie négative11 : se laisser balloter par les événements, les couleurs, les laisser venir.« Je joue avec les gens » dit la suédoise. « Pour trouver quelqu’un qui est correct, il faut que tu montres pas ton propre cœur tout de suite. C’est comme un jeu de cartes, tu ne montres pas tout de suite ce que tu as dans la main ». « J’ai rien dans la main » répond Delphine, et elle pleure. Tout ce que Delphine a dans la main, son seul et unique atout, c’et le rien, un rien qui fait pleurer. Le rien n’est ni apaisant ni reposant, il est la marque d’une indétermination douloureuse. En ignorant ce qu’elle cherche, en se laissant aller à une imploration sans contenu, Delphine ouvre tous les possibles.
Elle n’arrête pas de pleurer. « Oublie-toi, oublie ton souci » dit Lena. « Mais j’oublie mes soucis, j’y pensais pas… Si j’avais des choses à montrer, les gens les auraient vues, c’est tout ». Elle pleure encore. « Je suis pas pareille que toi, tu vois bien que je suis pas une fille comme toi, pour moi les choses c’est pas évident, je suis pas normale comme toi… Si je suis larguée, simplement c’est normal, c’est de ma faute. Pourtant je fais des efforts, j’essaie d’écouter les gens, je leur parle, je suis ouverte… Si les gens ne viennent pas vers moi, c’est que je suis comme ça, c’est que je ne vaux rien ». Pousser le rien à bout, c’est nier sa propre valeur. Si je ne vaux rien, alors je ne peux pas m’inscrire dans les cycles de la vie courante qui reposent tous sur des critères, des jugements, des valeurs. Je suis hors cycle.
Des garçons viennent s’asseoir avec elles. La conversation s’engage, une conversation banale, creuse, débile. Delphine ne dit rien, elle a l’air triste, elle fait la gueule, ne répond pas aux interpellations. Soudain, elle se tire en courant. Un garçon lui court après, il est seul lui aussi, il ne connaît personne, mais elle ne peut pas s’intéresser à lui, elle s’enfuit. De retour dans l’appartement, elle prend ses bagages et se précipite vers la gare. Quand le vide des vacances est insupportable, la fuite, c’est aussi le retour vers Paris. À la gare, elle fait mine de commencer à lire, ouvre son bouquin. Un jeune homme arrive, s’assied en face d’elle. Les images du film entretiennent soigneusement l’incertitude. Qui regarde l’autre le premier ? Elle peut-être, furtivement, ou bien lui, d’abord sceptique puis ironique, curieux, interrogatif. Les regards se croisent, il lui sourit. Elle commence par faire la moue, et voici qu’elle sourit elle aussi, et que les sourires s’élargissent. Il y a de la joie dans ces sourires, de la réciprocité et aussi déjà un peu de complicité.
On ne sait rien du garçon. Le casting du film dit qu’il s’appelle Vincent, mais son prénom n’est pas prononcé12. C’est elle qui lui adresse la parole en premier. « C’est mon bouquin qui vous intéresse ? – Oui oui non, je connais,L’idiot de Dostoïewski ». Ils se sourient. Qu’ils aient lu le même livre est l’indice d’une connivence, d’un même rapport au monde. Il s’approche. « Je peux m’asseoir ? – Ouais bien sûr ». Il s’assied près d’elle. Elle dit qu’elle rentre à Paris, et lui qu’il va en week-end à Saint-Jean de Luz. « Je suis ébéniste, je fais des stages chez des patrons. – Moi je suis secrétaire, c’est pas très intéressant » dit-elle « Pourquoi ? » Long silence. « Toutes façons, on a un peu le cafard dans les gares » dit-il. « C’est loin Saint-Jean de Luz ? ». Une deuxième fois, c’est elle qui prend l’initiative. Elle l’a interpellé et maintenant elle a envie sortir de la gare, avec lui, et elle ose le lui dire. « Non, c’est à cinq minutes, c’est très joli. – Vous m’emmenez ? – Ben d’accord, oui, bien sûr ». Eux sont encore pris par l’action, le mouvement, mais pour le spectateur, l’émotion commence ici. Nous devinons que ce qui arrive, là, inopinément, c’est la rencontre visée depuis le début du film. Pourquoi nous sentons-nous, nous aussi, impliqués dans cette relation ?
Ils longent la mer, les bateaux, ils s’installent à une table verte. Soudain Delphine devient volubile, elle n’arrête pas de parler. « Moi je me méfie, je me méfie des garçons. Je n’en rencontre pas, je n’en rencontre plus, ou des mecs qui me courent après pour boire un pot, pour des conneries, pour coucher peut-être tout ça, eh ben, je les refuse, tous. – Et toi tu cours jamais après les mecs ? – Non, y a que toi, je sais pas, je me suis penchée en avant ». Etrange expression, penchée en avant. Pour laisser venir un certain désir de risque, il lui fallait ce temps de déséquilibre. « À la fois je regrette pas mais je prends des risques, parce que je sais pas ce qui va se passer, si tu vas demander des choses… ». Il est interloqué, boit sa bière. « T’as jamais été amoureuse ? Tu me racontes que tous les mecs sont amoureux. » Une fois de plus, l’attention est portée sur elle, pas sur lui. C’est elle qui est au centre de la conversation. « Je n’ai jamais dit qu’ils étaient tous amoureux ! Au contraire, non non, pas du tout, ils sont pas amoureux de moi, ils me courent après un jour, et puis bon je sais très bien qu’c’est pas de l’amour, parce qu’un mec je sais très bien ce qu’il veut prendre de toi, et je sais quand c’est peu de choses, je sais quand ils, le regard qu’un homme peut avoir, sur moi, je sais quand il a vu une chose superficielle et qu’il voudrait que je la lui donne, moi je trouve ça trop petit de moi, si tu veux, c’est rare le regard d’un homme qui soit très large sur moi et que j’aie envie, moi aussi, d’aller vers lui et de lui donner. Mais j’ai été, ouais, j’ai été amoureuse trois fois dans ma vie, trois fois. Et t’es pas amoureux en ce moment ? – Non, mais j’espère que je le serai ». Il la regarde pensivement, un peu étonné. « Ça peut venir… ». Il sourit, la regarde. « Je suis idiote. – Je crois pas. – Moi je crois. Ça fait très longtemps que j’ai pas rencontré un garçon. À la fois c’est moi qui le veut, j’ai décidé de rester seule tant que j’avais pas vraiment quelqu’un avec qui… ce serait… Si tu veux quand tu vas avec quelqu’un une fois comme ça, à droite à gauche, on se sent encore bien plus seule après, tu vois quand tu rentres le soir dans ta maison, tu as couché une fois avec un mec, tout ça, tu sais très bien qu’il s’en fout, et toi aussi tu t’en fous, et personne n’y trouve son compte, je trouve ça encore plus horrible que d’assumer sa solitude, ça devient comme ça, comme une éthique de vie directe tu vois, bon tu vis toute seule, ça dure vachement longtemps, tu n’as plus de rapports du tout avec les mecs, c’est flippant mais en même temps en toi-même tu gardes une pureté, comme ça, parce que tu pleures pas le peu d’énergie que tu as, tu rêves toujours, tu attends toujours, et vaut mieux attendre quelque chose que la réalité gâche les espoirs, et je parle beaucoup et je crois que je n’attends rien. Oh j’en ai assez ». Elle a parlé d’un trait. Ce qu’elle a dit n’est pas vraiment original, ce qui est original, singulier, unique, souligné par quelques notes de musique, c’est qu’elle puisse le dire d’emblée, à un étranger.
Ils marchent au bord de l’eau, et voici le plus surprenant : ils passent devant une boutique qui s’appelle Le rayon vert. « Y a un truc, incroyable, tu peux pas comprendre ça. Tu peux pas savoir. » « Tu veux pas aller avec moi là-bas pour voir le coucher du soleil, tu veux ? ». Pour la troisième fois c’est elle qui propose, il ne fait qu’acquiescer. Ils sont face à la mer. C’est au tour du garçon de proposer quelque chose. « Je vais te demander un truc. Tu veux pas venir passer quelques jours avec moi, près de Bayonne ? – Tu te fous de moi, tu plaisantes ! ». Non, il ne plaisante pas. « Et pourquoi est-ce que tu veux que je passe quelques jours avec toi ? – Parce que j’ai envie. C’est tout. Très simple. Laisse-toi aller. Viens ! C’est sympa. Tu veux pas ? Dis-moi oui… – Non mais attends! – Ça me ferait plaisir, tu sais » Elle ne veut pas répondre tout de suite, elle lui dit d’attendre. « On va attendre un tout petit peu, je te demande de la patience. – Tu vas attendre quoi ? » À la question « Tu vas attendre quoi ? », il n’y a pas d’autre réponse que l’image : soleil couchant, rond jaune lumineux bordé d’orange, et encore la musique, le même accord que celui qui accompagnait la dame de pique, le valet de cœur, l’irruption de la boutique au rayon vert13. « Tu sais ce que c’est le rayon vert ? – Non. C’est quoi ? – C’est le dernier rayon du soleil couchant. Jules Verne a écrit un bouquin là-dessus. – Ah j’ai pas lu. Ça porte bonheur non ? – C’est pas tout à fait ça. On peut connaître… – Ben quoi ? – J’te dirai tout à l’heure ». Le soleil couchant devient rouge, comme sa veste. « Tu disais qu’on pouvait connaître quoi ? J’aimerais bien savoir. ». Ils regardent le soleil. « Je crois que j’ai compris » dit-il. Elle sanglote, commence à pleurer.
Il y a, juste avant l’événement, un autre temps de retrait, un recul ultime. Et si tout ça n’était qu’une illusion? Si ça devait échouer ? Si je devais encore me retrouver solitaire, face à moi-même ? « Tu pleures ? – Faudrait pas que je pleure. – Pleure pas ». Il la prend dans ses bras, lui essuie les larmes. « Pleure pas, regarde ». Le soleil descend encore, lentement, ils regardent tous les deux. Ses yeux sont embués, elle met sa main devant sa bouche, comme pour se retenir de crier. Et soudain : le rayon vert apparaît 14. « Oui »15. Son cri, « oui ! », son hurlement, c’est le dernier mot du film. Elle est tellement habituée à dire « non », elle n’a fait que dire « non » depuis le début des vacances, et la voici qui dit « oui ». C’est un basculement, un bouleversement, et alors, nous aussi, nous ne pouvons pas nous retenir, nous aussi nous pleurons.
Jusqu’au bout, le jeune homme n’aura pas eu de nom, il sera resté un jeune homme anonyme, indéterminé. Elle se sera livrée devant ce garçon inconnu. C’était une façon de dire « oui » à l’effacement du soleil c’est-à-dire du cycle, de la répétition16.
—
Il faut que Delphine pleure. Chaque moment du film se termine par un moment d’abandon irrépressible, d’imploration. Les pleurs appellent la rencontre qui ne vient pas. Il faut qu’il vienne, enfin, il faut qu’un tout autre le fasse venir. Ce film n’était pas écrit à l’avance, il a été en partie improvisé par l’actrice Marie Rivière (co-scénariste). Ses pleurs sont le signe, la marque de l’imprévisibilité, de l’incertitude qui crée l’ambiance et affecte le personnage. La rencontre est appelée dès le départ. Demandée, implorée, elle aurait pu ne jamais avoir lieu. Elle arrive par surprise mais pas sans un acte, une initiative de la part de Delphine qui décide de se confier à Vincent. Elle lui fait confiance, lui raconte ses amours, ses sentiments. Réussite ou échec ? Il faut que le verdict vienne d’ailleurs, d’un phénomène apparemment « indépendant de sa volonté » : le rayon vert. On dit que quand ce rayon apparaît, alors les sentiments de l’autre deviennent transparents – comme si le rayon effaçait la tricherie, le mensonge.
Avant de partir en vacances, elle ne savait strictement rien du rayon, mais elle s’intéressait déjà à la couleur verte : une carte à jouer, un poteau, une 4L, la tenue de sa copine Françoise, une prophétie d’un medium, son chemisier puis sa robe, le roman ce Jules Verne et enfin la boutique dont le nom est identique au titre du film. En tant que couleur, le vert n’a pas de sens particulier. Il indique quelque chose, mais on ne sait pas quoi. Il est désiré, attendu, mais il arrive toujours par surprise. Il provoque chaque fois une flambée d’affect, une émotion qui culmine dans sa toute dernière irruption, après la disparition du soleil. À ce moment, dans les dernières secondes du film, le spectateur est convié lui aussi à pleurer – si tu ne pleures pas, c’est que tu n’as rien compris, mais vraiment rien du tout, mais d’un autre côté quand tu pleures, tu ne sais pas pourquoi. Le rayon vert n’est pas la fin de l’histoire, c’est la fin du film, c’est son arrêt. On ne peut pas savoir ce qui arrivera après. Delphine pourra refuser la proposition de Vincent de partir avec lui quelques jours, ou l’accepter – elle reste libre.
- Autres films de Rohmer dans la série Comédies et proverbes : La femme de l’aviateur(1981) [Proverbe : « On ne saurait penser à rien »] ; Le beau mariage (1982) [Proverbe : « Quel esprit ne bat la campagne ? Qui ne fait château en Espagne ? »] ; Pauline à la plage(1983) [Proverbe : Qui trop parle, il se mesfait »] ; Les nuits de la pleine lune (1984) [Proverbe : « Qui a deux femmes perd son âme. Qui a deux maisons perd sa raison »] ; L’ami de mon amie(1987) [Proverbe : « Les amis de mes amis sont mes amis » ; ↩︎
- Rohmer a expliqué dans l’une de ses rares interviews que le proverbe, dans les films de cette série, n’était pas un point de départ, mais un point d’arrivée. ↩︎
- Le vert peut symboliser l’espoir, le hasard (malchance comme chance), le calme et l’harmonie associés à la nature, le renouveau, la croissance, l’équilibre, la fraîcheur, le bonheur, la réussite, l’optimisme, l’énergie, la jeunesse, la sérénité et aussi la mort, la maladie, l’envie, la permissibité voire le libertinage. En Occident au Moyen Âge, c’est la couleur des fous, des sorcières et du diable. Techniquement c’est une couleur intermédiaire, entre bleu et jaune, au milieu du spectre chromatique. Le Coran présente le paradis comme un magnifique jardin verdoyant. Les gens y porteront, dit-on, des vêtements verts en soie fine. Le drapeau du califat fatimide, le dernier des quatre califats arabes, a été vert, et les combattants musulmans s’habillent souvent en vert. C’était la couleur préférée de Mahomet, qui l’évoque dans ses écrits. ↩︎
- Cartomancie : La dame de pique représente « une femme seule, une veuve, une divorcée, une femme méchante, perfide et menteuse, une mauvaise amie, une femme cherchant à nuire. Elle annonce de grosses difficultés, des obstacles qui paraissent insurmontables et qui peuvent l’être si le jeu l’indique ». [L’influence de la dame de pique dépend donc de la suite du jeu – il faudra tirer d’autres cartes]. ↩︎
- Le film ayant été largement improvisé, co-scénarisé par l’actrice Marie Rivière qui y a mis du sien, de sa personne, chaque mot compte, chaque mot fait sens. L’actrice et le réalisateur supposent tous deux que l’humain, c’est le lien social. ↩︎
- Affreux, adjectif dérivé de Affre (transe, épouvante), un mot qui ne s’emploie aujourd’hui qu’au pluriel. La solitude, ça produit de l’effroi, de multiples craintes. ↩︎
- Delphine a beaucoup de copines, mais il lui manque une amie. Si l’on en croit le groupe de penseurs qu’on a pris l’habitude de désigner sous le nom collectif Jack Y. Deel – qui se présente comme le retour spectral d’un certain penseur de la déconstruction, l’amitié ne repose pas sur la conversation, l’échange, mais sur un secret partagé dont la plupart du temps on ne dit rien. Jamais Delphine n’a connu une amitié de ce genre, aussi confiante que silencieuse. L’amour ou plutôt l’aimance qu’elle espère irait dans ce sens, si elle se présentait. ↩︎
- Il aura fallu que Delphine découvre l’autre signification du mot « vacance », le vide, pour que ce qu’elle attend des vacances (c’est-à-dire du vide) puisse advenir. Ce retrait est à rapprocher d’un certain mode de théologie négative, dans laquelle on dit : « Je ne peux rien dire de ma stratégie, mais je l’applique ». S’agissant d’une stratégie de retrait, on ne peut rien dire de ce qu’on ne fait pas, mais on le fait. ↩︎
- L’expérience de Delphine est scandée par les pleurs. C’est la dimension mélodramatique du film. Ce film nous émeut, nous fait pleurer nous aussi. Le mélodrame suppose une situation conventionnelle par rapport à laquelle le personnage est décalé. Il ne peut pas s’y inscrire, il n’a pas de mot pour cela, alors l’affect prend le dessus, il pleure. ↩︎
- En cartomancie le valet de cœur est un heureux présage : un jeune homme aux cheveux clairs, célibataire, serviable, amant, frère ou ami, rempli de bonnes intentions. ↩︎
- Il y a cent façons de séculariser la théologie négative. Il y a des théologiens qui disent qu’on ne peut rien dire de Dieu, ce qui ne les empêche pas d’en parler. Delphine ne peut pas justifier ses choix, ce qui ne l’empêche pas d’en voir. ↩︎
- Pour garantir l’absence d’anticipation nécessaire à la logique du film, le défaut de calcul, il faut qu’il soit anonyme. S’il avait un non, il serait déjà déterminé ↩︎
- citer les lettres du nom de Bach mentionnées par Rohmer ↩︎
- Khôra, le bac à sable du démiurge, est ici représenté par les couleurs : rouge, vert, bleu, noir. Le vert est la couleur du rayon, de l’événement qui émerge, du facteur nouveau et inconnu dont on ne sait pas ce à quoi il conduira. ↩︎
- Tout, dans cette histoire, converge vers le « oui » final, et nous conduit à nous interroger. Qu’est-ce que ce « oui »? ↩︎
- Et finalement (s’il faut une fin), Marie Rivière rencontrera Roger Knobelpiess. Etrange épilogue hors-champ, après le film, au-delà du film. Acquitté par François Mitterrand en janvier 1986, l’année même du film, Roger Knobelpiess est arrêté de nouveau après un braquage le 6 avril 1987. Il ne sortira définitivement de prison qu’en août 1990, après avoir eu avec Marie Rivière un fils, François (né en 1989). Dans son livre Un amour aux assises, elle raconte qu’elle est tombée amoureuse pendant le procès. Il est permis de tout imaginer, par exemple que cette rencontre avec Roger Knobelpiess se situe, hors film, dans le prolongement du rayon vert. ↩︎