Le secret de la chambre noire (Kiyoshi Kurosawa, 2016)

En photographiant ceux qu’on aime, on les tue, et ce meurtre déclenche une cascade de culpabilité, de folie et de mort

Résumé

Le film raconte l’histoire d’un photographe, Stéphane Hégray, qui vit retiré du monde dans une belle demeure classique du vieux Gennevilliers. Dans le passé, il a été un grand photographe de mode, mais pour une raison qu’on ne nous explique pas, il a abandonné les technologies modernes et s’est spécialisé dans le daguerréotype 1. Sa clientèle l’a abandonné, et il fuit la société. Ne pouvant transporter seul les cadres très lourds qu’il utilise, il embauche Jean, jeune homme désœuvré qui se dit amateur de photographie. Son modèle préféré n’est autre que Marie, sa fille. Pour reconstituer des clichés disparus du 19ème siècle, il lui fait porter des robes anciennes et l’oblige à rester immobile pendant des temps de pose démesurés. Pour réussir ses photos, il va jusqu’à l’attacher et lui faire absorber des produits immobilisants – malgré le danger que ces produits représentent pour sa santé.

Marie cultive des plantes rares dans une serre. Elle cherche un travail dans la botanique, sa passion (des plantes vivantes, l’inverse de la photographie). On lui propose un poste au museum de Toulouse. Elle est décidée à accepter, ce qui la conduirait à s’éloigner de son père – mais elle ne passera jamais à l’acte. 

Ce que Stéphane fait à sa fille, il l’avait déjà fait à sa femme Denise. Malade, hospitalisée, Denise s’est pendue dans la serre du jardin. Elle hante Stéphane dans la vieille maison. Lors d’une des ces apparitions, Marie se précipite pour voir ce qui se passe et tombe dans l’escalier. Cette chute pourrait être une vengeance de Denise dirigée contre Stéphane, car Marie était le seul être qui le reliait encore à la vie. En tentant de conduire Marie à l’hopital, la voiture de Jean heurte un obstacle. Marie se lève et demande de rentrer à la maison. Est-elle encore vivante ou, déjà, un fantôme ? Stéphane la sait morte, tandis que Jean voudrait la croire encore vivante.

Un promoteur immobilier, intéressé par la maison, contacte Stéphane qui refuse catégoriquement de vendre. Jean imagine qu’il peut récupérer une commission en contribuant à la vente. Il amène Marie chez lui, à Paris, mais son comportement est étrange. Elle reste dans le noir. Ce qu’il tient dans ses bras, est-ce vraiment son corps ou bien son spectre ? Jean imite la signature de Stéphane dans un faux acte de vente, mais le promoteur n’en veut pas. Quand Jean et Marie reviennent à la maison, Marie se rend compte que Jean ne s’est pas occupé des plantes rares. Elle a été abandonnée une fois de plus. 

Jean veut dire à Stéphane que Marie est vivante, mais juste à ce moment-là, Stéphane se suicide. Tout s’effondre. Que reste-t-il à Jean ? Rien. Le promoteur arrive et découvre Stéphane suicidé. Jean tue le promoteur. Il retrouve Marie, lui avoue tout. Marie le serre dans ses bras, le lave (comme si elle pouvait le purifier de sa faute). Ils partent. Il lui propose le mariage (façon de récupérer ce qu’il croit être l’héritage). Ils entrent dans une église où ils se marient eux-mêmes « jusqu’à ce que la mort nous sépare » disent-ils; mais juste après, elle disparaît, et il se retrouve seul. Assassin, marié avec une morte, que reste-t-il à Jean ? Dans une sorte de délire, il converse avec Marie disparue et s’engloutit dans le noir de l’image.

Analyse

Le film décrit une sorte de pathologie de la photographie, où les victimes sont consentantes, mais se transforment en Erynies vengeresses. Le crime de Stéphane, c’est que pour photographier, il doit tuer pour de vrai. Le jeune Jean est d’abord indifférent à cette logique. Marie se confie à lui, lui demande de l’aide. Elle est fragile, séduisante, exploitée – pour ne pas dire torturée – et en plus c’est la fille du patron. Le ressort du film, c’est que tout en croyant défendre son propre intérêt, en imaginant qu’il pourrait être amoureux de Marie, il se trouve pris dans cette autre logique qu’il ne comprend pas. Il finira meurtrier, perverti, chargé d’une culpabilité à laquelle il ne peut plus se soustraire, et il lui faudra disparaître, lui aussi, quelque part en-dehors du film, hors-champ. Le secret de la chambre noire, l’énigme du film, le point culminant de son étrangeté, c’est ce transfert. Dans ce film comme dans Shozukai (Kiyoshi Kurosawa, 2012), Denise, Marie et Jean payent pour les fautes d’un autre. Apparemment c’est Stéphane qui entraîne tout le monde dans l’immobilité et la mort. Mais Stéphane n’est qu’une métaphore de la photographie. Le film ne raconte pas seulement l’histoire d’un photographe un peu fou. Il montre que la photographie n’a pas disparu du cinéma, elle est toujours là, capable d’arrêter le film, de l’immobiliser, comme on immobilise un modèle. Cette immobilisation est, dans le film, un meurtre. Tous les personnages, sans exception, finissent par mourir – et avec eux le film prend fin. La photo aura, peut-être, tué le cinéma.

Au fond Marie n’aura été vivante que pour les plantes, jamais pour ses parents. Elle aura toujours été le substitut de sa mère, qui n’a pour elle aucune compassion, aucun amour. Pour Stéphane elle n’est rien de plus qu’une image, et pour Jean rien de plus que la fille de Stéphane, qui éventuellement pourrait hériter d’une maison. Marie n’est pas un véritable être humain, c’est une photo.

Pourquoi Stéphane considère-t-il que la seule photographie valable, digne de ce nom, est le daguerréotype ? Chaque épreuve est absolument unique, sans reproduction possible. Elle peut disparaître à tout moment, ce qui fait d’elle un objet singulier, irremplaçable, qu’on peut comparer à une personne. Cet objet étant fragile, toujours destructible, on peut le considérer comme vivant, c’est-à-dire comme mortel. Un jour, le daguerréotype doit avoir disparu. C’est cette nécessité, cette obligation, qui fait de Stéphane un criminel latent. A la fin du film, Jean disparaîtra soudainement dans l’obscurité vide du générique. Dans la vie courante, il a des relations, des copains, mais apparemment aucune famille. Y aura-t-il quelqu’un pour se souvenir de lui, pour faire son deuil après sa disparition? Stéphane ne l’ayant jamais pris en photo, on peut en douter. 

Le film est tourné en grande partie dans la nuit, dans le noir. Quand elle sera devenue spectrale, dans l’appartement parisien de Jean, Marie restera elle aussi dans le noir. Tout se passe comme si le réalisateur avait voulu filmer à l’intérieur même de la chambre noire, comme si les images du film avaient été directement extraites de la camerae obscurae, sans passage par le complexe processus chimique nécessaire au daguerréotype, et sans passer non plus, bien sûr, par une pellicule ou un appareil numérique. Les personnages auront été, dès le début, figés. Leur passage par la vie aura été une faute, une source de détresse et de culpabilité. Photographier n’est jamais un acte neutre. Le film démontre que c’est un meurtre, un crime, une folie dont on ne se remet pas. 

  1. « Le daguerréotype est un procédé photographique mis au point par Louis Daguerre (1787-1851). Il produit une image sans négatif sur une surface d’argent pur, polie comme un miroir, exposée directement à la lumière. C’est un procédé uniquement positif ne permettant aucune reproduction de l’image. Il est constitué d’une plaque, généralement en cuivre, recouverte d’une couche d’argent. Cette plaque est sensibilisée à la lumière en l’exposant à des vapeurs d’iode qui, en se combinant à l’argent, produisent de l’iodure d’argent photosensible. Lorsqu’elle est exposée à la lumière, la plaque enregistre une image invisible, dite « image latente ». Le temps d’exposition est d’environ vingt à trente minutes. Le développement de l’image est effectué en plaçant la plaque exposée au-dessus d’un récipient de mercure légèrement chauffé (75 °C). La vapeur du mercure se condense sur la plaque et se combine à l’iodure d’argent en formant un amalgame uniquement aux endroits où la lumière a agi, proportionnellement à l’intensité de celle-ci. L’image ainsi produite est très fragile et peut être enlevée en chauffant la plaque, ce qui produit l’évaporation du mercure de l’amalgame. Il faut donc fixer l’image, la rendre permanente, en plongeant la plaque dans une solution d’hyposulfite de soude. L’image produite par cette méthode est si fragile qu’elle ne supporte pas la plus légère manipulation, et doit être protégée contre tout contact. » ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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