How to Save a Dead Friend (Marusya Syroechkovskaya, 2021)
Déjà en deuil de lui-même, il anticipait sa seule survie possible : résister, par un film, à la pulsion de mort
C’est à la fois une autobiographie de Marusya Syroechkovskaya, née en 1989 à Moscou, et une biographie de son compagnon Kimi (Morev Kiril Valerevitch), mort le 4 novembre 2016 par suicide ou quasi-suicide (overdose)1. Le film est en boucle : il commence par l’enterrement de Kimi, et se termine par le même enterrement, comme si tout avait été prévu à l’avance, comme s’il n’y avait eu aucune alternative, aucune possibilité de sortie. C’est un documentaire, puisque les rushes ont été tournés sur le vif, entre 2005 et 2016. Marusya et Kimi ne sont pas des acteurs, ils incarnent leur vie, leurs personnes. On dit que dans tout film, il y a des éléments autobiographiques à rattacher, selon les cas, au réalisateur, aux acteurs, aux scénaristes, etc., mais dans ce cas particulier, cette dimension autobiographique occupe la totalité du film. L’histoire racontée est celle de Marusya, le corps montré, c’est le sien, et les lieux, ce sont les lieux où elle a vécu (la banlieue de Moscou). Cela suppose une passion précoce pour le cinéma2, une anticipation de la tragédie (comme si, avant même le début des prises de vues, la suite des événements était déjà inscrite), un souci de garder la trace des événements, au présent, sur le support filmique, et cela suppose aussi que la jeune Marusya soit, en tant qu’objet et sujet du documentaire, déjà morte. Marusya Syroechkovskaya, réalisatrice, c’est autre chose3.
Le film commence par la litanie des suicides : « Quand on dit que la Russie est pour les Russes, c’est de la connerie. La Russie est pour les tristes, on le sait. Du moins les réalistes. Moi, par exemple, en 2005, j’avais 16 ans. J’étais certaine de vivre ma dernière année. Je ne mangeais presque pas, et dormais 14 heures par jour. Mes amis se suicidaient l’un après l’autre. C’était, pour moi, la vie normale d’une adolescente, et ça ne me plaisait pas. Je me levais et j’essayais de ne pas penser au suicide. En me brossant les dents, j’essayais de ne pas penser au suicide. Je prenais mon petit-déjeuner, et déjà j’y pensais. Mais le devoir de tout adulte n’est-il pas de tout faire pour éviter le suicide ? Moi aussi, je faisais tout mon possible à l’aide d’un coupe-papier, de feuilles de papier A4, de ciseaux, de punaises et de règles en plastique, d’éclats de mes CD préférés, d’ampoules cassées et de mes propres ongles, à défaut d’autre chose »4. Kimi a repêché Marusya, mais Marusya n’a pas repêché Kimi, tout ce qu’elle a pu faire, c’est le filmer. Le film est l’histoire d’un amour, d’un échec, et c’est aussi un succès, un grand et étonnant succès5 – qui n’aurait pas été possible sans Kimi, personnage, acteur, inspirateur et victime. Il n’a pas trouvé sa place en Russie, mais il trouvera sa place dans l’histoire du cinéma. D’ailleurs il n’est pas dupe : il raconte son enfance, il exprime ses idées politiques, il joue son rôle, il le joue jusqu’au bout, réellement, sans faire semblant. Le jour où il a voulu sauter d’un pont, il a demandé à être filmé, et il n’ignore pas que sa déchéance et sa disparition seront aussi filmés. Quand son ami Timour meurt6, au lieu de dire à ses proches qu’il va à l’enterrement, il prétend aller au cinéma. Pour lui comme pour Marusya, le cinéma est à la fois la vie et la mort, le présent et le passé, le vécu et le reste, tous ensemble, sans distinctions ni écarts.
Entre Kimi et Marusya, la relation d’amour s’inscrit dans un jeu complexe d’attraction / répulsion entre vie et mort. Dès la mort de son père, Kimi7 explique qu’il ne croyait plus en la vie, et Marusya n’a connu que la dépression jusqu’à sa rencontre avec lui8. Pour eux, la vie adhère à la mort et la mort adhère à la vie, une contigüité psychologique, sociale et politique. En intercalant entre leurs rushes des archives montrant les discours lénifiants des dirigeants, la répression des protestations, la violence policière, le film politise le vécu des jeunes gens. Dès la première phrase, il est question de « la Russie », cette entité poutinienne indissociable de la pulsion de mort qui induit l’alcool, la drogue, la perte de sens. Les jeunes parlent russe à la fois dans cette langue à laquelle ils ne peuvent pas échapper et dans une autre, la leur, qui n’a ni statut ni avenir. C’est cette Russie dissociée, dédoublée, qui les pousse au suicide. Miri est incapable de résister à l’alcool, à la drogue, tandis que Marusya n’y résiste que par le cinéma – une culture marquée par les films américains, la musique anglo-saxonne, les traces fugitives d’un autre monde. Comme dans un film d’horreur, tout ce qui arrive semble absurde, dépourvu de justification, déraisonnable. Dans le même mouvement, les jeunes sont apolitiques et ultra-politisés, une tension qu’ils subissent sans y penser, dans leurs gestes et dans leurs corps.
Par sa rigidité, sa raideur9, son discours convenu, répétitif, Poutine incarne la pulsion du mort. Cette pulsion est son assurance tous risques, elle garantit son règne dans la société. Pour s’extraire du discours nationalistico-moralisateur, les jeunes n’ont pas d’autre choix que d’explorer les failles du système. Marusya a choisi une faille plus vaste, qui lui a ouvert le chemin de l’étranger, tandis que Miri est resté bloqué dans le fragment le plus convenu de la société locale : drogue, alcool, ennui. Tous deux sont aux prises avec la même pulsion, mais Kimi a cédé depuis le début, tandis que Marusya n’a pas d’autre moyen de résister que de filmer. Pour elle, le cinéma est un moyen d’échange, une transaction avec la pulsion de mort. En tant qu’il porte le deuil des disparus, il reste en phase avec le système, mais en tant qu’œuvre, il va au-delà. Dans certains régimes politiques (Russie, Iran), la simple possibilité d’une œuvre résonne comme une transgression insupportable pour le pouvoir. Le fait d’œuvrer (l’œuvrance) est une force de survie. Même si les films sont interdits, bloqués, même s’ils ne sont pas produits, pas distribués, ils existent virtuellement, ils menacent le pouvoir.
- « Tout d’un coup tu n’es plus là et c’est tout » dit Marusya. ↩︎
- Elle a commencé à filmer (se filmer) dès l’âge de 16 ans, persuadée, dit-elle, qu’elle allait bientôt mourir. Si elle n’avait pas commencé à étudier le cinéma en 2008, à l’âge de 19 ans, les rushes seraient restés inédits (enterrés). Après la mort de Miri (2016), celle qui raconte en voix off n’est plus la même. ↩︎
- On peut le voir dans les interviews par son maintien, ses tenues soignées, sa langue (l’anglais). L’autre Marusya Syroechkovskaya, la nouvelle, ne vit pas à Moscou, mais à Berlin. ↩︎
- Née dans une famille plutôt aisée, Marusya a été exposée à la psychiatrie par sa mère qui ne comprenait pas l’origine de sa dépression. Si c’est elle qui survit, et non pas Kimi issu d’une famille pauvre (lui aussi exposé à la psychiatrie), ce n’est peut-être pas par hasard. ↩︎
- Tous les films ne sont pas acceptés dans de nombreux festivals, y compris celui de Cannes. ↩︎
- La voix off de Marusya ajoute : « Timour n’était pas le premier. Liocha avait sauté d’un toit. Ilia s’était jeté sous une voiture. Natacha avait fait une overdose. Un autre Liocha avait eu le même sort, juste après avoir injecté Natacha. Kiril s’était pendu. Stass s’était explosé. Lena avait fait une overdose. On se disait, bien sûr, qu’un jour ce serait notre tour. On essayait de ne pas y penser » – ce qui ne les a pas empêchés de nommer leur chat Ian, en mémoire de Ian Curtis, du groupe britannique Joy Division, suicidé à l’âge de 23 ans. ↩︎
- Élevé par une mère dévouée, admirable, qui a pris soin de ses trois enfants. L’un des traits communs entre Miri et Marusya est qu’ils ont grandi dans une famille « monoparentale ». ↩︎
- Ils se sont rencontrés dans un forum sur la musique dite « grunge », une musique qui se caractérise par des guitares hyper-saturées et l’expression sans borne de l’angoisse. ↩︎
- Nouveau Brejnev, comme si c’était le destin de la Russie. ↩︎