Catherine de Heilbronn (Eric Rohmer, 1980)

Une emprise sans cause, sans violence, sans initiative du dominant, est-ce possible ?

Cette pièce de théâtre écrite par Heinrich von Kleist en 1807-08 pose, à la manière de l’époque, la question de l’emprise. La jeune Catherine 1, élevée par le forgeron ou armurier du village Theobald Friedborn, qui se présente comme son père, n’est nommée que par son prénom dans le titre allemand de la pièce (Das Käthchen von Heilbronn oder Die FeuerprobeLa petite Catherine de Heilbronn ou l’épreuve du feu). Heilbronn n’est pas son nom, c’est le village où elle habite – comme si jamais sa filiation avec Theobald n’avait été vraiment confirmée, ou comme si elle-même en avait toujours douté. En tout cas l’armurier l’adore, l’idéalise, en fait un substitut de son épouse – dont il ne dit rien. Elle n’a que 15 ans lorsque Friedrich Wetter, comte de Strahl2, passe par la forge pour faire réparer son armure. En entrant dans la pièce, dès qu’elle aperçoit le chevalier, la jeune fille laisse tomber le plateau de victuailles qu’elle portait. « Les mains jointes, elle s’agenouille devant lui, sont front touchant le sol comme frappé de la foudre » raconte Theobald. « Son visage enflammé reste fixé sur lui comme si elle voyait une apparition ». Il lui prend la main, demande de qui elle est la fille, elle semble reprendre sa contenance. Quand son armure est réparée, « le comte se lève, il regarde la jeune fille de la tête aux pieds, d’un air pensif, s’incline, la baise au front, et dit : Le Seigneur te protège, te bénisse, et t’accorde la paix, Amen ». Le voyant partir depuis la fenêtre de la maison « Catherine se jette sur le pavé de la rue, les bras en l’air, comme une folle que la raison a quitté. Elle se brise les deux jambes ». Pendant sa convalescence, elle ne prononce pas un mot, et à peine rétablie, elle s’en va à son tour, elle disparait, « laissant tout derrière elle, famille, richesse, patrie ». Puis la jeune fille rejoint le comte, « le suit partout où il va, pareille à une fille à soldats, dans une soumission aveugle, guidée par l’éclat irrésistible de son visage qui lui emprisonne l’âme dans ses rayons, les pieds nus, exposés aux blessures des cailloux, sa courte jupe flottant au vent ». « Partout, elle le suit comme un chien qui a goûté à la sueur de son maître. La voici qui couche comme une servante dans les écuries, et la nuit venue, s’écroule épuisée sur la paille jetée aux chevaux ». Theobald Friedborn accuse le Comte de l’avoir ensorcelée, et saisit le tribunal de la Sainte-Vehme, dont les juges, le visage recouvert d’une capuche, sont chargés d’enquêter sur ce type d’événement. Pourquoi cette jeune fille a-t-elle suivi le Comte ? Qu’est-ce qui l’a poussée ? Le comte affirme qu’il n’y est pour rien. Il a cherché à la dissuader, l’a protégée avec l’aide de son valet Gottschalk, l’a soutenue pour qu’elle rentre chez elle, sans succès. Quand il a demandé des explications, elle a répondu : « Tu le sais », et quand son père est venu la chercher, elle l’a rejeté violemment, en appelant au chevalier. Dans les termes d’hier, on peut parler de sorcellerie, de magie noire, mais dans les termes d’aujourd’hui, on peut parler d’emprise. Une force archaïque, inconnue, inexplicable, pousse Catherine à rejoindre cet homme prestigieux, parti combattre les ennemis de l’empereur.

Quelle est cette force qui pousse cette jeune fille à renoncer à son confort ? C’est une question sans réponse. Certes on apprendra plus tard qu’elle est la fille naturelle de l’empereur. On apprendra plus tard que, dans un rêve, le comte avait appris qu’il épouserait la fille de l’empereur. Mais rien n’indique que Catherine en avait déjà été informée, rien n’indique qu’un élément quelconque du monde réel lui aurait permis de soupçonner à l’avance son statut. Elle agit par intuition, poussée par une force qui la dépasse. Elle ne sait rien du Comte, elle n’a pas parlé avec lui, elle a seulement été mise en sa présence, et cela suffit pour qu’elle abandonne sa sécurité, ses biens hérités de son grand-père, son père, son village, et qu’elle parte sur les routes dans les conditions les plus précaires. Dans la mise en scène d’Eric Rohmer, la petite Catherine regarde droit devant elle, les yeux exorbités, comme si elle avait quitté le monde réel et habitait ailleurs, dans une réalité fantasmatique ou dans un monde que personne d’autre qu’elle n’aperçoit. L’armurier n’y comprend rien, il ne peut qu’imaginer une manipulation de la part du Comte, un acte de magie ou de satanisme destiné à s’emparer de sa fille. Mais le Comte lui aussi ignore les raisons pour lesquelles Catherine agit de cette façon. À quoi lui servirait d’emporter avec lui cette jeune fille embarrassante ? Il est dépourvu de l’intuition qui habite la jeune fille. Quant au tribunal, il ne croit pas à la sorcellerie, il acquitte le comte. Dans la suite de l’histoire, le mystère du comportement de Catherine reste entier.

« Je suis la fille de l’empereur », c’est un roman familial comme un autre, un fantasme de jeune fille qui se dégage des contraintes et des interdits familiaux en s’inventant une origine plus noble. On peut, dans la pièce de Kleist, oublier cet aspect et les dix dernières minutes du film pendant lesquelles l’empereur reconnaît son escapade à Heilbronn, à l’origine de la naissance de Catherine. Supposons que l’événement se soit produit en-dehors de cette justification généalogique. Catherine tombe amoureuse du comte, s’invente une autre paternité (fantasmatique), élimine sa rivale Cunégonde3 plus âgée, faussement belle4, en risquant trois fois la mort : en sautant de la fenêtre (appel suicidaire), en pénétrant dans le chateau en feu pour récupérer l’archive gardée par Cunégonde, en échappant au poison versé dans son lait par la servante5 – qu’il s’agisse de lait situerait la rivale comme quasi-oedipienne, substitut maternel. Elle séduit le comte en montrant qu’elle, et elle seule, le reconnait dans son unicité, son intégrité. Il n’y a de sa part aucune ruse, aucun calcul, mais un seul parcours somnambulique qu’elle n’a ni décidé ni choisi – preuve que son amour n’est pas conventionnel mais plus profond – un archi-amour

La pièce de Kleist, telle qu’Eric Rohmer l’a interprétée, montre l’ambivalence de la relation d’emprise. Distanciation à l’égard d’un père exagérément possessif, quasi-incestueux, et révolte à l’égard d’une quasi-mère qui s’empare de l’objet aimé6 conduisent à une nouvelle soumission à une autre figure de l’autorité idéalisée. Le comte n’est pas violent, il n’a pas besoin de l’être puisqu’il est d’emblée aimé comme figure du pouvoir devant laquelle on peut s’incliner, s’humilier, en ayant l’impression de s’élever. Pour triompher, Catherine doit chaque fois risquer sa vie, mettre en balance son propre anéantissement. En se suicidant en compagnie d’une femme, Henriette Vogel, Heinrich von Kleist a peut-être succombé, lui aussi, au fantasme d’emprise. Il a mis Henriette à l’épreuve, il a voulu la forcer à s’élever à la même « hauteur morale » que lui – fausse transcendance qui n’est qu’une auto-destruction.

  1. Interprétée par Pascale Ogier. ↩︎
  2. Interprété par Pascal Greggory. ↩︎
  3. Interprétée par Arielle Dombasle. ↩︎
  4. Sa beauté ne tient qu’à des artefacts, de faux cheveux, fausse minceur, etc. ↩︎
  5. Interprétée par Marie Rivière. ↩︎
  6. Dans la pièce de Kleist, elle consomme un amour adultère avec l’empereur. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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