Cafe Müller (Pina Bausch, 1978-2008)

 « Il faut porter l’autre », un commandement amoureux, indispensable, irréalisable, indéfiniment répété, impossible et nécessaire

Un personnage féminin vêtu d’une simple combinaison ou chemise de nuit1 blanche s’avance, apparemment endormie, somnambulique. Appelons-là la femme. Elle arrive depuis l’intérieur du café par une porte latérale comme dans un rêve, longe le mur, bute sur des tables, des chaises2, avance prudemment, au son de La Lamentation de Didon d’Henry Purcell. Ses mains, tournées vers l’avant, sont ouvertes, pas comme les mains d’un aveugle dont les doigts seraient tendus – et pourtant elle semble ne rien voir. L’ouverture des mains, cela signifie qu’elle attend quelque chose, prête à s’en emparer. Une autre femme, vêtue d’un manteau noir, arrive par la porte pivotante extérieure3, fait un tour supplémentaire, piétine sur ses escarpins roses, slalome entre les tables et les chaises. C’est la femme à la perruque4. Une troisième femme arrivée par la porte intérieure mime approximativement les gestes de la première5 tout en restant assez loin des spectateurs, vers le fond de la salle. Il s’agit de Pina Bausch elle-même, qui joue (et danse) le rôle de Pina Bausch (autre redoublement). La femme touche son propre corps, comme si elle le découvrait. Elle avance à l’aveugle. Un homme surgit que j’appelle l’ange gardien. L’ange gardien surveille avec attention la femme. Il la couve des yeux, anticipe ses mouvements pour lui frayer un passage entre les tables et les chaises. Il est là pour qu’elle ne se heurte pas aux meubles, pour qu’un chemin libre ou vide se fraye devant elle – ce qui exige de sa part (l’ange gardien) beaucoup d’adresse et de rapidité. Pendant plusieurs minutes, précédée par l’ange gardien, la femme parcourt le café, jusqu’à ce que surgisse un autre homme, que je nomme l’homme. La femmebute sur l’homme immobile (sans le voir). Ils se reconnaissent et se serrent l’un contre l’autre. C’est alors qu’apparaît un autre homme que j’appelle, faute de mieux, le médiateur. C’est lui qui introduit une figure qui sera répétée de plus en plus vite : il oblige l’homme à tendre les bras, pose la femme sur ces bras. L’homme la laisse peu à peu glisser, la lâche, elle tombe, se relève et se jette à nouveau contre lui, puis la figure est reprise jusqu’à épuisement. C’est l’introduction du thème récurrent, Je te porte, qui reviendra sous différentes formes. L’homme porte la femme (et la lâche), le médiateur porte l’homme en le soutenant par les pieds et le laisse, la femme et l’hommese portent l’un l’autre en se jetant sur le mur (c’est le geste le plus violent), le médiateur porte la femme et l’abandonne, et même l’ange gardien porte la femme et l’homme en leur frayant un chemin. Tout tourne autour de la question : « Porter l’autre ». Il faut que tu me portes, se disent l’homme et la femme, et tous deux se laissent faire par le médiateurIl faut que je te porte se disent-ils aussi, incapables de mener à bien ce commandement, jusqu’à la toute dernière image, devant la porte tambour. Rien ne sera résolu, le portage ne sera jamais stabilisé. 

Dans quel monde ces six personnages vivent-ils ? On ne sait pas. En tout cas ce n’est pas le monde courant, un café avec des consommateurs comme celui que Pina Bausch a connu petite fille, à Solingen, pendant la guerre ou l’après-guerre (elle est née en 1940), quand elle se cachait sous les tables à observer les clients de ses parents. Le geste par lequel la femme se réfugie de temps en temps dans le fond du café, retire sa chemise et reste prostrée, puis la remet, avant de recommencer, pourrait signifier la précarité du monde. Le monde des vivants n’est pas tout à fait parti, il est encore là (le café), mais il est ravagé, séparé du dehors, dévêtu, mis à nu. Il a diminué, s’est réduit, rabougri, ratatiné jusqu’à n’être plus qu’un monde intérieur qui flotte entre un présent incertain, un passé indéfini mais omniprésent, un rêve nocturne, fantasmatique. Si le monde est parti, comme l’exprime Paul Celan6, il faut que nous soyons portés par un autre, par quelqu’un : l’homme porte la femme et réciproquement, le médiateur porte l’homme, et finalement Pina Bausch porte la perruque rousse. Dans les dernières secondes elle enfile le manteau de la femme venue de l’extérieur comme pour encadrer son errance intérieure par un costume venu d’ailleurs. IL FAUT QUE JE TE PORTE, il faut obéir à ce commandement, même si l’efficacité est à peu près nulle. Je n’ai pas le choix, il faut que je recommence encore une fois. La rédemption ne viendra pas de l’extérieur. Nul Dieu, nul ange gardien ni nul médiateur ne me portera ni ne portera l’autre à ma place – mais l’important n’est pas là, l’important est dans le commandement.

En juillet 2024, au Festival dAvignon, Boris Charmatz devenu directeur du Tanztheater Wuppertal a fait jouer la pièce par 25 interprètes sous le titre Forever, sept heures durant, en conservant la structure mais en supprimant le décor, y compris la porte pivotante, en changeant les costumes7et les interprètes, une performance qui répète le caractère répétitif de la pièce elle-même, où les personnages apparaissent pour ce qu’ils sont : des pantins anonymes, dépersonnalisés, désubjectivés, angoissés et angoissants. On peut interpréter cette pièce sous l’angle d’une pulsion amoureuse – pas l’amour courant car hors monde, pas l’amour quotidien de l’affect et du discours, mais l’autre amour, inconditionnel et indescriptible, l’archi-amour qui oblige à se jeter vers l’autre en dépit de tous les échecs, l’embryon de toute vie en commun, de tout lien social. On dit que Café Müller est devenu une pièce sacrée, une tragédie révérée comme telle. En la montrant, la regardant et la commentant, nous nous conformons sans y penser à un rituel religieux8.

  1. Les décors et les costumes ont été conçus par le plasticien Rolf Borzik (1944-1980), le compagnon de Pina Bausch. Dans les premières représentations, c’est lui qui poussait les chaises et les tables. ↩︎
  2. Plus de chaises que de tables, comme si l’on pouvait difficilement poser quelque chose. ↩︎
  3. Porte tambour, dite aussi porte tournante ou tourniquet. C’est elle qui fait le lien ou la séparation avec le monde extérieur. ↩︎
  4. Perruque rousse, presque orange. ↩︎
  5. Il s’agit de Pina Bausch elle-même. Elle a joué ce rôle jusqu’en 2008, peu de temps avant sa mort (2009). C’est l’unique pièce qu’elle a interprétée toute sa vie, à l’exception d’un court solo dans Sanzon (1995). On peut la lire, dans sa sécheresse, comme sa signature. ↩︎
  6. Expression de Paul Celan : Die Welt ist fort, ich muss dich tragen↩︎
  7. Il se débarrasse, d’une certaine façon, du compagnon de Pina Bausch. ↩︎
  8. Boris Charmatz a déclaré qu’il préférerait « qu’à l’avenir tout le monde puisse danser Café Müller. Tout le Tanztheater, le public et moi-même peut-être aussi un jour. Je vois cette pièce comme un laboratoire. » ↩︎
Vues : 8

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *