Thelma et Louise (Ridley Scott, 1991)

Irréparable, impardonnable, le viol fait trou dans le monde, il ruine la vie et autorise toutes les transgressions

Qu’est-ce qui transforme une simple excursion, un week-end de détente avec partie de pêche et ballade en montagne1, en cavale désespérée se terminant par un suicide spectaculaire dans le Grand Canyon de l’Arizona ? Réponse : le viol. Le film montre comment l’expérience du viol (ou de la tentative de viol) peut conduire à s’écarter du monde, à en transgresser les règles, et finalement à le rejeter par le moyen le plus radical, le suicide. Les deux femmes semblent relativement intégrées dans leur petit univers d’une petite ville de l’Arkansas. Louise2 est serveuse dans un restaurant, et Thelma3 femme au foyer, si l’on peut nommer foyer l’étroit univers qu’elle partage avec son mari Darryl. Elles ont besoin de se changer les idées, de rompre quelques jours avec la routine. Pour Louise, c’est une simple promenade, mais pour Thelma c’est un peu plus, car elle n’ose pas avertir son mari, un homme colérique, obtus et passablement stupide. On ne peut pas dire que ces femmes soient hostiles aux hommes, au contraire : Louise a un copain, Jimmy, un musicien instable, parfois sanguin mais amoureux, prêt à l’aider sans contrepartie, qui ira même jusqu’à la demander en mariage, et Thelma succombe facilement à la séduction des jolis garçons qu’elle rencontre sur sa route. Elles en arrivent pourtant à une série d’actions inimaginables, qui dressent la société et la police (à une exception) contre elles. 

Le point de départ est clair, simple et net : le viol est un crime intolérable, radicalement et absolument intolérable, et même si la société ne le punit que de vingt ans de prison (par exemple), il mérite pire, il mérite la peine de mort. Il ne faut pas seulement le considérer comme une humiliation, une violence, une souffrance, il faut le considérer comme une rupture dans le tissu social, dans la confiance qu’on peut accorder à la société. Les femmes qui en sont victimes perdent la foi dans le monde. Elles ne sont plus là, elles sont hors monde, victimes d’un trou dans le monde où elles chutent, vertigineusement, sans appui possible, sans réparation véritable4. Ce qu’elles vivent ensuite est transformé, elles seront toujours une femme violée.

Telle est la démonstration qu’opère ce film. Lorsque Louise surprend Harlan, un dragueur rencontré dans une boîte de nuit, au moment où il veut violer Thelma, elle le menace d’un pistolet, lui ordonne d’arrêter, mais Harlan l’injurie : « J’aurais du continuer à la baiser! – Qu’est-ce que tu as dit ? – J’ai dit suce ma bite. » Louise n’hésite pas et l’abat d’un coup. Elle l’aurait épargné s’il s’était tenu tranquille, mais elle n’a pas supporté l’ultime provocation. Elle n’a pas hésité un instant, et ce n’était pas seulement une question de colère, c’était aussi une question de justice. Elle ne lui a pas tiré dans les jambes mais dans le cœur, et il le méritait encore plus pour ses paroles impardonnables que pour son acte. Mais elle, méritait-elle de devoir, en conséquence, fuir l’Amérique, ce monde d’hommes ? Méritait-elle de devoir tout abandonner, sa vie, ses attaches ? On apprendra plus tard que son horreur du viol tenait à sa propre expérience, des années auparavant, au Texas. Elle l’avait déjà subi. Pour elle, l’exécution d’Harlan n’était pas seulement une vengeance, c’était une façon de prendre acte de la fissure dans le monde où elle avait vécu jusqu’alors, où elle vivait toujours.

Persuadées que, désormais, personne ne les croira, les voici en partance pour le Mexique. Jimmy s’engage à transférer à Louise ses économies, 6.600 $, à Oklahoma City, un itinéraire bizarre car le chemin direct de l’Arkansas au Mexique passe par le Texas. En contournant cet Etat, Louise évite le lieu du viol – une autre façon pour elle de se tenir à l’écart d’un monde qui n’est pas le sien, qui ne pourra jamais, quoi qu’il arrive, redevenir le sien. Elle ignore à ce moment que la police est déjà sur ses traces, installée chez Darryl, dans l’ancien domicile de Thelma, un lieu qui ne pourra plus jamais, lui non plus, redevenir pour elle un chez soi (s’il l’a jamais été). Les deux femmes n’ont plus de point d’attache, elles ne sont désormais qu’un point errant sur la carte5. À Oklahoma City se trouve Jimmy, qui fait sa demande de mariage, et un jeune auto-stoppeur6, J.D., qui plait encore plus à Thelma que le défunt Harlan. J.D. n’est pas un violeur, c’est un bon baiseur mais aussi un voleur qui dérobe le magot de Louise. Les voici non seulement délestées de leurs lieux de vie, mais aussi de leur argent, jusqu’à ce que Thelma mette en œuvre les conseils de J.D. : elles reconstituent leur pactole en dévalisant un magasin, ignorant qu’elles ont été surveillées par une caméra vidéo et que Jimmy et J.D. ont été interrogés par la police. Cet épisode du vol montre l’effet du viol. N’appartenant plus à ce monde, Thelma et Louise sont hors-loi, pas seulement hors-la-loi du point de vue des autorités, mais extérieures à la loi de leur propre point de vue. Elles n’ont plus à se soumettre à la rape culture, et quand, parvenues au Nouveau-Mexique, elles rencontreront un policier, elles n’hésiteront pas à lui voler ses armes et l’enfermer dans son coffre. Bien entendu tout cela n’est pas dépourvu d’ambiguïté. Comme dans tout film dit d’action, tout film dit de genre (ou tout film de Ridley Scott), c’est la panoplie de la virilité masculine qui est convoquée : cigarettes, pistolets puis armes de divers calibres, excès de vitesse, course-poursuite, hélicoptères, sans compter les symboles génito-urinaires : pluie battante, déversement de pesticides sur les récoltes, derricks de pétrole, etc7. Dans leur révolte, il est impossible aux femmes d’éviter le fétichisme masculin8, mais ce féminisme toxique ne change rien à l’effet du viol ni à sa conséquence ultime9. L’expression « moment Thelma & Louise », entrée dans la langue courante américaine pour nommer le caractère irréversible de la prise de conscience féministe ne désigne pas l’explosion de violence, mais le point de non-retour de la fin du film.

Un homme, et un seul, se rend compte de ce qui se passe : Hal Slocombe10, le policier. Il a depuis le début de la sympathie pour les fugitives, il sait qu’elles ne sont pas des criminelles, il veut les sauver c’est-à-dire les faire revenir dans le monde. Il n’ignore ni le viol de Louise, ni la violence de Harlan, mais il n’imagine pas les conséquences du viol : un retrait irréversible hors du monde. Elles sont désormais étrangères à sa logique – ni Darryl, ni Jimmy, ni les autres policiers n’y comprennent plus rien, et quand on a commencé, on ne peut pas s’arrêter. Le film prend un tour burlesque, humoristique – on se demande s’il s’agit d’une comédie ou d’un drame. Leur dernière action est aussi matérielle que symbolique : au chauffeur de camion qui les a noyées sous les propos obscènes, elles demandent des excuses. Il refuse, alors elles s’en prennent à son prolongement phallique : le camion. En faisant exploser la citerne, elles enflamment le monde dans son ensemble. C’est le prélude au dernier saut : leur propre chute dans les profondeurs du canyon du Colorado, dont elles ne reviendront jamais. La glissade élégante de la voiture décapotable procure enfin au spectateur une figure de jouissance réussie, sans brutalité ni violence.

  1. A bord d’une Ford Thunderbird ou T-Bird 1956, « oiseau-tonnerre de la mythologie nord-américaine », ce qui n’a rien d’anodin dans le contexte américain. ↩︎
  2. Interprétée par Susan Sarandon. ↩︎
  3. Interprétée par Geena Davis. ↩︎
  4. La scénariste Karoly Ann « Callie » Khouri, à l’origine du scénario et du film lui-même, est partie de l’idée de cette chute pour construire le synopsis. Pour justifier la chute, il ne fallait rien de moins que le viol. ↩︎
  5. Dans la voiture, seule la musique qu’elles écoutent et chantent en coeur les relie au monde, à la communauté. Elles baignent dans son flot rassurant qui symbolise le côté positif de l’Amérique jusqu’à la dernière course. Le saut dans le Grand Canyon (autre symbole américain), est précédé d’un long moment de silence.  ↩︎
  6. Incarné par Brad Pitt. ↩︎
  7. Pas étonnant que le film ait reçu une flopée de prix : Oscar, Baffa et Golden Globe. ↩︎
  8. Certains parlent à ce propos de féminisme toxique, voire fasciste. ↩︎
  9. On a fait pression sur la scénariste pour qu’elle accepte de changer la fin du film, mais elle n’a jamais cédé. ↩︎
  10. Interprété par Harvey Keitel. ↩︎
Vues : 7

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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