In Water (Hong Sangsoo, 2023)

De la tentative d’effacer tout ce qui fait le cinéma, il reste un film qui donne paradoxalement au cinéma son sens

C’est un acteur nommé Seoung-mo1 qui voudrait réaliser son premier film. Il a demandé à deux de ses amis, acteurs occasionnels eux aussi, un homme (Sang-guk) et une femme (Nam-Hee), de l’accompagner dans l’île de Jeju, un lieu touristique considéré, dit-on, comme l’une des merveilles du monde2. Bien qu’il n’ait encore jamais rien fait (ni film, ni scénario), il se présente comme réalisateur – une sorte de double de Hong Sangsoo dont on suppose qu’il imagine recommencer toujours son premier film (à moins que ce ne soit son dernier). Hong Sangsoo s’efface devant Seoung-mo qui s’effacera à son tour – l’enjeu pouvant être de démontrer qu’au fond le réalisateur importe peu. On ne saura pas grand-chose de Seoung-mo, incarnation fictive du vrai réalisateur dont il se débarrasse après usage. L’un comme l’autre, directeur réel ou directeur fictif, finance et produit ses propres films, sans passer par le système industriel, et l’un comme l’autre démarre sur une idée – sauf que dans le cas de Seoung-mo l’idée elle-même s’efface elle aussi. Il va tourner un film, sans en connaître ni le thème, ni les personnages, ni le dénouement. Il n’en connait que les acteurs qui n’en savent rien non plus, et parlent d’autre chose. Et comme Hong Sang-soo ne fait jamais rien à moitié, l’image nette se retire elle aussi3, laissant place à un flou général (ou presque)4, et même le son est souvent étouffé, comme s’il sortait d’un aquarium. Tout s’efface, sauf le film – c’est la règle générale du cinéma, scrupuleusement respectée et même poussée à sa dernière extrémité dans In Water. De cet effacement général, il ne restera pas rien : il restera ce film que nous voyons (In Water), et les extraits filmé par Sang-guk devenu opérateur sous la direction de Seoung-mo, avant que celui-ci ne choisisse de se retirer par engloutissement dans la mer, donnant son sens au titre. Il nous reste donc ce film, à commenter, et le film dans le film, à commenter lui aussi – l’un et l’autre ayant une dimension testamentaire. Paradoxe : de cette suppression de tous les éléments qui composent un film, il reste quoi ? Un film.

Faute de scénario ou d’idée originale, Seoung-mo interroge deux habitantes de l’île, la première sur le coût du logement (comme s’il désirait s’installer sur place), et la deuxième qui ramasse des déchets sur la plage. Pour faire un film, il faut ramasser des déchets, des déchets de vie. Pour l’habitante, ramasser des déchets est un acte absolument désintéressé – sauf le plaisir d’avoir une plage propre, mais pour le réalisateur, c’est un acte intéressé : il s’approprie des déchets de vie pour fabriquer « son » film5. En faisant rejouer la scène, il la transforme en fiction utilisable – une pratique courante chez Hong Sang-soo. S’approprier les scènes les plus banales de la vie quotidienne, par exemple des scènes de repas, c’est aussi vider le film de tout contenu original. Le seul intérêt des conversations autour de la nourriture, de la température ou de l’argent, c’est de renvoyer à la vie, au cycle de vie. Pour vivre, il faut manger, s’installer dans un lieu, avoir de l’argent, ce que l’on montre rarement au cinéma (sauf chez Hong Sangsoo). En privilégiant cette dimension de la vie courante quotidienne, on juxtapose des conversations qui n’entrent dans aucun scénario, on finit par vider les mots de toute signification. Le film va très loin dans l’effacement du sens. Il suggère que ni le cinéma, ni la vie n’ont du sens, mais il s’arrête juste avant l’effacement absolu. S’il était allé au bout de sa démarche, il aurait vraiment effacé l’image, le son et l’intrigue et se serait effacé lui-même en tant que réalisateur – mais il n’est pas allé jusque-là, contrairement à son personnage. 

N’ayant pas encore commencé sa vie de réalisateur, Seoung-mo est d’une certaine façon, vierge – vierge de tout passé cinématographique, et aussi de toute compromission avec l’industrie du cinéma. Puisqu’il n’a ni dette, ni engagement, il pourrait, sans se soumettre à aucune contrainte extérieure, faire un film absolument singulier6. Il ne peut pas imaginer d’autre projet, mais il sait que c’est infaisable, impossible, alors autant arrêter tout de suite, autant en finir immédiatement. Tout en faisant filmer sa disparition, il choisit de disparaitre. Dans le même temps, il s’efface et dénie sa démarche d’effacement. Même l’effacement devrait être effacé, si c’était possible. Tout le film (In Water) s’inscrit dans ce système paradoxal, dont il ne cherche pas la solution. Pendant la nuit, Nam-hee raconte qu’elle a entendu une voix lui crier dessus. Reprends-toi! disait la voix, un message probablement adressé aux réalisateurs (le fictif comme le réel). Il aurait fallu qu’ils ne fassent aucun film, mais c’est impossible. Ils ne peuvent pas faire autrement, ils en font un, puisqu’ils sont réalisateurs. 

Seoung-mo se souvient d’une chanson dont il a composé autrefois la musique et les paroles pour la femme qu’il aimait7« Connais-tu cet homme venu d’un pays éloigné ? Il a nagé dans les profondeurs de la mer. Il n’a jamais vraiment connu l’amour; au lieu de cela, il a connu la détresse de son coeur magnifique, trop longtemps solitaire. Est-ce que tu connais cette personne qui nage dans les profondeurs de l’océan ? »8. De cette chanson, il déduit la fin du film : « l’homme (c’est-à-dire lui-même, le réalisateur fictif et réel) suit la femme qui ramasse les déchets. Au début, elle est amicale, et ensuite de plus en plus distante. Il ne peut plus la suivre. Il reste seul et la voit disparaître. Alors il va à la plage et marche vers la mer, voulant mourir ». C’est ce que je ressens maintenant dit Seoung-mo. Je n’ai jamais demandé à être né. Je dois combattre pour que les choses se fassent. On ne peut vivre qu’une fois, mais je ne sais pas pourquoi la vie est si dure. J’ai écrit une chanson à ce propos, je voudrais l’introduire dans le film. Quand je marcherai dans la mer, je voudrais être suivi par la caméra, accompagnée par la chanson mêlée au bruit des vagues. Et c’est ainsi que se termine le film.

  1. Interprété par Shin Seok-ho. ↩︎
  2. Dans cette île rocheuse se trouve le volcan endormi Hallasan, point culminant de la Corée du Sud (1 950 m). Des dizaines de milliers de personnes y ont été tuées lors d’une insurrection en 1948-49, souvent passée son silence par le régime militaire de l’époque, ce qui atténue son côté idyllique. ↩︎
  3. Le cinéaste a confié lors d’une conférence de presse donnée au Festival international du film de Gijon, en Espagne, en novembre 2023, que sa vue se détériorait. Le film prend acte de cette altération, ce vieillissement. ↩︎
  4. À un moment de l’histoire, un moment de transition entre la figuration et l’abstraction, le flou a été une technique picturale, dite « impressionniste ». Il aura fallu pour cela que ces peintures soient belles, un souci esthétique. Un film qui se contenterait du flou tenterait la même chose : entre le réel (l’île touristique de Jeju, la femme qui ramasse des déchets) et l’abstrait (le métacinéma de Hong Sangsoo, la mise en abyme), il céderait à l’esthétisme. Hong Sang-soo n’est pas à l’abri de cette tendance, tout en sachant qu’elle ne mène à rien.  ↩︎
  5. C’est ce que Cézanne faisait lui aussi avec sa peinture. Hong Sang-soo voue une admiration sans limite à Cézanne. ↩︎
  6. Seoung-mo déclare qu’il ne veut pas copier d’autres films, pas de spectaculaire, pas de consommation. ↩︎
  7. C’est ainsi que procède habituellement Hong Sang-soo. ↩︎
  8. Il semble que ce soit la compagne de Hong Sangsoo, King Min-hee, qui chante. ↩︎
Vues : 3

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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