Toute une Nuit (Chantal Akerman, 1982)

Dans l’obscurité de la nuit, un autre amour peut surgir, imprévu, inespéré, inexprimé, d’une intensité inouïe, et disparaître aussitôt

C’est un film où des couples se rencontrent ou s’évitent, se retrouvent ou se séparent, les uns à la suite des autres, sans lien entre eux ni raison apparente, expérimentant l’amour ou l’absence d’amour. Le chemin n’est jamais direct. Il faut franchir des portes, monter ou descendre des escaliers, s’engouffrer dans des taxis, attendre dans des cafés, s’assoupir dans des chambres closes, des lits impersonnels. Les rendez-vous sont imprécis, c’est trop tôt ou trop tard, le bon endroit ou le mauvais. Le désir surgit par surprise, inespéré, inattendu. Soudain il explose, ici et maintenant, mais sa pérennité n’est pas acquise. Il est un moment de la vie qui doit s’intercaler entre des immeubles, des bâtiments, des rues. Entre ces masses immobiles, l’amour interpose sa fragilité sans pouvoir se poser véritablement. Il vogue ou divague sur les bords, butant sur des murs, des frontières, des limites qui le contrecarrent ou l’empêchent : entre intérieur et extérieur, entre privé et public, entre passion et indifférence, entre continuité et rupture. Omniprésentes, ces frontières ne sont pas complètement franchies ni transgressées. Elles reviennent. Une porte peut être ouverte ou fermée, mais aussi entrouverte; elle peut servir de battement ou de tourniquet, sans jamais se figer véritablement. Autour d’elle, dans la difficulté et la douleur, s’organise un ballet de l’amour qui ne répond à aucune règle précise, ne s’intègre dans aucune chorégraphie. Peu auparavant le tournage de ce film (1981), en 1978, Pina Bausch avait imaginé Café Müller où des obstacles ne cessent de s’interposer entre les amants errant, eux aussi, dans un café. On peut supposer que Chantal Akerman connaissait Café Müller, puisqu’elle a réalisé, en 1983, un documentaire sur Pina Bausch, Pina m’a demandé… – axé lui aussi sur la question de l’amour. Pina refusait les captations, elle ne voulait pas être interviewée ni filmée. Seule comptait pour elle l’âpreté des sentiments, l’intensité des passions. Dans Café Müller, quelques portes s’ouvrent avant de se refermer, se transformer en mur impénétrable. Il en va de même chez Chantal Akerman où les 80 personnages se succèdent sans rien révéler de leur intimité. Ils ne nous disent rien, ne fournissent aucun indice qui pourrait trahir leurs secrets. Leur amour se traduit par une étreinte, un enlacement, un message, une invitation, un appel, quelques paroles scandées (ou non) par le rapprochement ou l’éloignement des corps. Du ressort profond sans lequel ils se croiseraient sans se rencontrer, rien n’est jamais révélé.

Le film a lieu la nuit, dans la chaleur orageuse d’une nuit d’été, sous le titre Toute une Nuit. Il ne montre pas l’amour diurne, celui du couple, des « conjoints », de la vie quotidienne ou du mariage, il montre un autre amour, sombre, obscur, peut-être caché, dissimulé, interdit. Il n’y a pas de famille, pas d’enfant, pas de foyer. On se téléphone en cachette, on se répond ou ne se répond pas. Il y a de l’angoisse, de la culpabilité, de la peur, du danger. On va d’un hôtel à l’autre, emportant des valises qui ne contiennent pas grand-chose. À chaque instant tout peut s’écrouler, à chaque instant tout peut revenir, à chaque instant on peut fuir, se réfugier ailleurs. La multiplication des portes et des escaliers évoque une forteresse, une prison, un lieu crypté, un dédale, une impasse. Le désir y circule sans perspective, sans plaisir, sans joie, sans avenir. Il suscite un amour excessif, violent et mélancolique – incompatible avec la vie en couple. Même tangible, même partagé, tout se passe comme si cet amour-là se savait condamné.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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