« The Feeling that the Time for Doing Something has Passed » (Joanna Arnow, 2023) (La vie selon Anne)

Exhiber, par la mise en jeu d’un corps nu, les ressorts cachés d’une soumission qui épuise la personne, la vie sociale, anéantit l’avenir

Ann1, que la réalisatrice Joanna Arnow interprète elle-même, expérimente de tous côtés la soumission. Au bureau, personne ne s’occupe d’elle, elle semble invisible à la plupart de ses collègues et aux yeux de sa hiérarchie. Quand elle rend visite à ses parents – ses vrais parents Barbara Weiserbs et David Arnow qui interprètent leur propre rôle, elle ne sait pas quoi leur dire, elle subit les reproches de sa mère, et quand elle est chez elle, elle subit les confidences de sa sœur2. Sa vie privée est indigente. Elle trompe sa solitude en s’inscrivant sur des sites BDSM où elle joue le rôle de la femme dominée. Dans ce paradoxe d’une soumission volontaire choisie, non subie, elle rencontre des hommes qui exploitent son masochisme par des relations répétitives et stéréotypées. Non seulement elle ne se révolte pas, mais elle s’approprie les surnoms qu’on lui donne, par exemple Fuck Pig, quand un de ses amants l’affuble d’un groin en silicone. Tout se passe comme si elle cherchait à s’annihiler non seulement comme personne, comme sujet, mais aussi comme rouage de la société. Elle semble apprécier les situations professionnelles où elle est ignorée, déniée (« Quand tu auras fini cette base de données, tu auras rendu ton propre poste obsolète » lui dit son supérieur)3. Dans ses relations avec Allen4, l’un de ses principaux partenaires BDSM, elle souligne son propre anéantissement : « J’aime que tu t’endormes tout de suite après avoir joui, parce c’est comme si je n’existais pas ». Face à la honte, à l’échec, sa réaction est proactive : plutôt que de me laisser détruire, je prends les devants, je me détruis moi-même. Elle ne résiste à aucune pression, mais au contraire les prend à son compte. Puisque son travail n’est pas un vrai travail mais un bullshit job, puisque sa sexualité n’est pas une vraie sexualité mais une instrumentalisation mécanique de son corps, puisque ses parents ne sont pas des vrais parents mais plutôt des spectateurs de sa déliquescence, elle assume. Quitte à renoncer, autant le faire franchement, ouvertement, crânement. Il y a une sorte de revanche ou de fierté dans l’exhibition de sa déchéance.

Son premier film réalisé alors qu’elle avait 27 ans, I Hate Myself (2013), donne d’elle une image différente. Elle est entourée d’amis qui l’aident et la soutiennent dans son désir de cinéma, et même si son copain alcoolique est décidé à la quitter, il est plutôt sympathique, bienveillant, il prend plaisir à jouer son propre rôle avec humour et dynamisme. En passant de Joanna à Ann, la réalisatrice radicalise sa position. Dans la vie réelle, Joanna Arnow n’est pas solitaire, elle a de nombreux amis et relations. The Feeling that the Time for Doing Something has Passed n’est pas un film strictement autobiographique, c’est une fiction, mais une fiction porteuse d’un désir de vérité, une construction autobiocinématographique plus révélatrice qu’un biopic5. En 2015, dans Bad at Dancing, son cheminement vers le masochisme était déjà engagé. Le personnage joué par Joanna s’humiliait devant un autre couple qui faisait l’amour devant elle, et elle n’avait pas d’autre solution que la masturbation solitaire6. Son auto-dépréciation n’était pas un acte de dépit, mais déjà un véritable programme qui sera réalisé une décennie plus tard. Avec son premier long métrage, le Rubicon est franchi. Le monde semble atteint d’épuisement radical, définitif. Il n’y a plus d’avenir7, plus aucune protestation8, et même plus aucun événement, quel qu’il soit, ni passé, ni présent, ni futur. De même qu’il n’y a aucune décoration sur les murs de l’appartement d’Ann, aucun événement culturel, ni social, ni politique, n’arrive jamais. La relation masochiste garantit qu’il ne se passera jamais rien, que tout reviendra comme avant, qu’on pourra toujours indéfiniment recommencer. Ce film composé de saynètes répétitives a pour thème la répétition. En s’y montrant souvent nue, Ann exhibe la vacuité de sa vie, la preuve qu’elle n’est rien d’autre qu’un corps. Plus la professeur de yoga lui dit le contraire et plus elle se représente comme purement, exclusivement corporelle9. Dans une interview, Joanna Arnow mentionne comme source Vive l’Amour, un film de Tsai Ming-liang (1994) où une jeune femme compense sa solitude par un ersatz de sexualité, des pseudo relations amoureuse dans un immeuble vide. Mais tandis que May Lin tombe en larmes10, Ana reste stoïque jusqu’au bout. Elle assume.

Dans ses films précédents, Joanna multiplie les mises en abyme : se montrer filmer, se montrer filmée, se montrer parlant de son film, se montrer pendant un coït qu’elle commente devant la caméra, etc. Sa nudité n’est ni impudique ni sexuelle, c’est une pseudo-nudité désexualisée, un vrai-faux rapport sexuel dénué de pornographie, aussi abstrait que dans les échanges BDSM. Une sexualité sans identité, sans sexe, une nudité sans corps, quoique réduite à un corps : le corps sans corps (XsX). Retirez le corps du corps, il ne reste que le vide. Elle oblige ses parents à assister à son abaissement. Ils résistent, mais finalement obéissent. En acquiesçant, ils deviennent eux-mêmes masochistes, et acceptent la règle du jeu énoncée par leur fille : être filmés au moment de leur avilissement. Ils doivent regarder, et il faut même qu’ils soient fiers d’elle. Le masochisme se convertit en pouvoir sur les tiers, y compris sur nous. 

Le film serait féministe (quoiqu’au second degré) s’il s’agissait de dénoncer la situation de la femme, réduite à un objet passif. Mais Ann ne dénonce rien, au contraire, la demande vient d’elle, elle suggère à son dernier amant, Chris11, de devenir son maître. Le film est circulaire, il revient dans son dernier plan à son point de départ, la relation avec Allen12, en répétant les mêmes questions creuses, la même vacuité, la même conversation. Dans cette logique BDSM, il n’y a pas d’extériorité, pas d’échappatoire. 

Il reste à s’interroger sur la place de ce film, aujourd’hui. Pour Joanna Arnow, c’est une comédie BDSM, mais pour le spectateur, ce serait plutôt une tragédie contemporaine. Si tout dans la vie est machinisé, calculé, algorithmisé, y compris le désir, il n’existe aucune possibilité de sortie. On ne peut faire que ce qui est prescrit, sans rien modifier ni transformer13. Nous sommes tous dépendants d’une emprise généralisée, impersonnelle et abstraite, dans laquelle on n’a le choix qu’entre le rôle de maître et celui d’objet – et il n’y a guère de différence entre l’un et l’autre. Vivre dans ce monde, c’est vivre sans perspective, dans l’équivalence des valeurs, dans une platitude parfaitement illustrée par le montage du film. Quand la notion de victime perd toute signification, la normalité se confond avec la soumission. Plutôt que de se révolter (une révolte qui s’exercerait elle aussi sous emprise, prescrite par le système), on s’ennuie. Le film est un traité sur l’ennui, il est ennuyeux, aussi ennuyeux que la vie algorithmique. Par réalisme, Ann a fait le choix du masochisme, ce qui montre qu’elle est parfaitement intégrée. Par ce film tout aussi parfaitement maîtrisé, Joanna Arnow a fait le choix inverse : exhiber avec audace, par sa propre performance, les ressorts cachés de notre aliénation. 

  1. 33 ans au début du film, 35 ans à la fin, cohérent avec l’âge de Joanna Arnow, née en 1986. ↩︎
  2. Sa sœur habite provisoirement chez elle le temps de se réconcilier avec son mari, une démarche tournée vers l’avenir familial, complètement étrangère à Ann. ↩︎
  3. L’intitulé de son emploi, « spécialiste clinique des médias d’e-learning » a vraiment été le sien dans sa vie professionnelle – elle doit y être attachée d’une certaine façon puisqu’elle le réutilise. ↩︎
  4. Interprété par Scott Cohen. Dans le film, cette relation sado-maso dure presque une dizaine d’années. ↩︎
  5. Dans une interview aux Cahiers du Cinéma, Joanna Arnow déclare : « J’ai modifié certaines choses, et je considère donc ce film comme une auto-fiction ». Dans une autre interview (Ebert), elle explique que le film repose sur son expérience personnelle. Selon elle, il y a auto-fiction car elle met son expérience au service de la connection avec d’autres. ↩︎
  6. Ce film de 2015 se termine par une masturbation, tandis que celui de 2023 commence par une masturbation. Entre-temps, il y en a beaucoup d’autres, comme si le film lui-même était une masturbation. ↩︎
  7. La phrase qui sert de titre au film n’est pas prononcée par Ann, mais par son dernier amant, Chris. ↩︎
  8. Quand son père chante une chanson syndicaliste, elle préfère s’en aller, mais elle a quand même hérité de lui la faculté de chanter, en l’occurrence un passage des Misérables, par cœur, ce qui n’est pas sans lien avec la chanson de son père (mais lui chante habillé, tandis qu’elle chante toute nue). ↩︎
  9. Sur son tapis de yoga, il est écrit : « Go with the flow ». ↩︎
  10. Mangeant une glace, toute seule dans le métro, elle ne pleure pas, elle rit. ↩︎
  11. Interprété par Babak Tafti. Chris a, bien entendu, été déniché sur un site de rencontres. ↩︎
  12. Cet Allen, Juif comme Joanna Arnow, peut faire penser à une filiation avec la comédie juive auto-dépréciative, du type Woody Allen. ↩︎
  13. Ann, qui semble manger toujours le même plat de lentilles pré-cuites, a fréquenté son maître principal, Allen, pendant 9 ans, le temps passé depuis le court métrage Bad at Dancing, déjà axé sur le masochisme. ↩︎
Vues : 4

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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