Emilia Perez (Jacques Audiard, 2024)

Transformer son identité, brouiller les genres, cela n’efface ni la faute ni la dette, mais cela peut ouvrir, pour d’autres, un « pas au-delà », une épiphanie

C’est un film « queer », mais pas le genre de film queer qui fait l’apologie naïve, idéalisée, de la transition de genre – au contraire. Il raconte la transition d’un homme brutal, un chef de gang, Juan « Manitas » del Monte, vers une femme culpabilisée nommée Emilia Perez – qui espère purger ses fautes par une action humanitaire, sociale. Il porte moins sur la question « trans » que sur l’impossibilité de délimiter, strictement, des genres. Le fait que le rôle principal soit tenu par une actrice trans, Karla Sofía Gascón, le protège contre toute forme de simplification. Plus subtil qu’un documentaire, plus complexe qu’une description théorique, il évoque les tensions, les difficultés auxquelles se heurte cette transition en les accentuant, leur donnant un caractère dramatico-politique qui déborde tout réalisme et rend lisible une autre vérité : on a beau séparer les sexes, les genres, les identités, on a beau vouloir passer de l’un à l’autre comme s’ils étaient irréductiblement différents, leur hybridité fait retour. Les mélanges insistent, les brouillages pullulent :

  • brouillage des genres sexuels. Le personnage joué par Karla Sofía ne se fige jamais complètement. Assigné à la naissance comme homme, il s’est toujours senti femme, il a fallu de dures interventions chirurgicales pour qu’il le devienne, mais même après cette transition réussie, sa dimension « homme » n’a pas été complètement effacée. Ne pouvant devenir complètement la mère de ses enfants, il est resté leur père. Ne pouvant effacer son passé, il est resté bisexuel. Avant Emilia Perez, on l’appelait Juan « Manitas » del Monte. Le surnom Manitas peut signifier en espagnol petites mains, habileté manuelle, bricoleur. Effectivement le personnage bricole entre les genres. Déjà, sa plongée dans la délinquance était une forme de bricolage identitaire. Ne voulant pas s’avouer pédé, il fallait qu’il prouve le contraire, jusqu’à abandonner cette preuve elle-même. On le sent à sa voix dont la tessiture varie selon les moments1 – autre forme de bricolage. Il était prévu au départ que l’actrice Karla Sofía Gascón ne joue qu’Emilia, le rôle féminin après la transition, mais elle a demandé elle-même de jouer aussi celui de Manitas, l’homme d’avant la transition. Cela laisse supposer que l’ambiguïté du personnage ne lui était pas indifférente2.
  • brouillage des fonctions, entre Juan del Monte, chef brutal d’un cartel de la drogue, et Emilia Perez, initiatrice de l’association La Lucecita qui vise à compenser autant que possible, ou réparer les méfaits des cartels, il n’y a pas opposition, mais continuité. Ces deux étapes dans la vie du personnage se succèdent et se rejoignent. Il faut la fortune accumulée par la violence pour atténuer les conséquences de cette violence. Il faut la complicité des criminels, les contacts et les moyens de pression pour retrouver les cadavres et leur donner une sépulture. Le chef de gang et la directrice d’une association caritative sont indissociables. Leur comportement est différent mais, malgré tout, il s’agit de la même personne.
  • brouillage des genres cinématographiques : entre le film noir, le mélodrame, l’essai politique, la comédie musicale, la chronique familiale, la télénovela (avec péripéties et renversements de situation invraisemblables), etc., le film est inclassable. Une chorégraphie de type moderne y coexiste avec des chœurs à la grecque, un tournage classique en studio y côtoie le cosmopolitisme. L’embrouillement des sexes ne peut pas laisser intacte la distinction des styles.
  • entre la légalité représentée par l’avocate Rita Moro Castro et l’illégalité, il y a imbrication permanente, interpénétration. Ayant rompu avec un puissant cabinet d’avocats qui l’exploitait et blanchissait les criminels3, elle entre dans l’orbite de Manitas, cet homme qui utilise l’argent du crime pour sa transition. Ses compétences juridiques lui sont utiles pour organiser sa disparition, faire croire à sa mort, tromper sa femme en installant ses enfants en Suisse. Il lui procure la richesse, mais pas l’indépendance. En se mettant au service d’un « au-delà de la loi » (le droit de changer de sexe), Rita gagne sa confiance mais renonce à son propre désir (elle se retrouve à 40 ans sans mari, ni amant, ni enfants). Piégée, elle devient une sorte d’arbitre entre des intérêts divergents, qui ne sont pas les siens. C’est elle qui suggère à Emilia de réparer ses fautes, mais c’est elle aussi qui doit faire appel à des criminels en activité pour retrouver les lieux et les traces; c’est elle qui sépare les enfants de leur père, et finalement c’est elle qui les prendra en charge.
  • Entre l’identité des personnages et celle des actrices. Trois actrices, comme les personnages correspondants, ont une identité mélangée. Zoe Saldaña, qui interprète Rita, est une immigrée latino-caribéenne. La famille paternelle de Selena Lopez, qui interprète Jessica del Monte, est d’origine mexicaine. Karla Sofia Gascón est espagnole, mais elle a construit une partie de sa carrière au Mexique – et au-delà des actrices, même le chorégraphe Damien Jalet avait travaillé dans ce pays. Tous les participants au film, y compris bien sûr le réalisateur Jacques Audiard et ses coscénaristes Thomas Bidegain, Céline Sciamma et Léa Mysius trouvent dans la bigarrure du film un écho de leur propre bigarrure.
  • Passage d’une langue à une autre. Le film a été conçu et écrit en français, la langue principale est l’espagnol, les personnages passent souvent à l’anglais, ce qui témoigne de la diversité de leurs appartenances culturelles. Le film est situé au Mexique, mais a été tourné presque entièrement en studio près de Paris. Pour qu’il paraisse mexicain, Zoe Saldaña a du travailler son accent espagnol et Selena Lopez n’a pas pu dissimuler son expression latino-américaine. Tout cela accentue le caractère hybride, instable du film. Mexicain sans être mexicain, il est français sans l’être – et tout aussi international.
  • Une chorégraphie élaborée cohabite avec une grande liberté de mouvement4, tandis que pour la musique, les courants les plus variés semblent fusionner5 : rock, rythmes latins, lyrisme baroque, airs de Broadway et mélodies sucrées. La démultiplication des formes artistiques ajoute à l’hybridation du film.
  • Citation de Zoe Saldaña dans le dossier de presse : « Emilia Pérez est un film sur des gens qui, emprisonnés dans des situations impossibles, conçoivent pour en sortir des solutions impossibles ». Il faut à la fois distinguer, respecter les distinctions, et les nier, les corrompre, les altérer. On peut accomplir dans un film ce qui serait intenable dans la vie courante.

Pour devenir Trans (s’émanciper du sexe biologique reçu à la naissance), il faut faire un choix souverain. « Je choisis mon sexe ». C’est une affirmation du moi, une décision consciente6, un acte de souveraineté sur soi-même. Le brouillage généralisé du film introduit un doute, une incertitude. L’autre sexe revient, et aussi l’autre comportement, l’autre dépendance, les autres désirs, les anciens attachements7. L’ambigüité générale ne peut pas laisser intact le choix Trans. Homme ou femme ? Narco ou anti-narco ? On n’en sait plus rien, on ne peut plus savoir. Pour survivre dans cette incertitude, il faut introduire la sainteté. Le peuple érige une statue à Emilia qui devient une sorte de Vierge. Transformée en idole, elle peut être à la fois Juan « Manitas » et rédemptrice. La dernière scène, la seule vraiment tournée au Mexique, montre une manifestation populaire pleine d’espoir. Derrière Emilia morte, les gens peuvent s’unir pour combattre. C’est la fonction du quatrième personnage féminin, Epifanía8, interprétée par Adriana Paz, seule actrice qui soit de nationalité mexicaine. Emilia/Juan et Jessi ayant disparu dans un accident qu’elles ont elles-mêmes provoqué9, seule Rita peut assister à l’événement. La sainteté est un mystère et aussi un excès, et les excès se rejoignent : l’homme et la bête, la bête et le souverain, le souverain et le moi. En s’attachant à Epifanía, Emilia a permis cette jonction à la fois horizontale et verticale, ce « pas au-delà » inaccessible aux vivants10. Il/elle (elle) n’aura pas agi pour elle-même, mais pour les autres, les victimes, les personnes qu’elle aura elle-même tuées, massacrées, violentées, et celles qui leur survivent.

Ni Juan del Monte/Emilia Perez, ni Jessica son épouse, ne pouvaient survivre à cette expérience où chavirent leurs identifications. Il en subsiste une légende, un conte moderne qui ne prétend ni résoudre les tensions, ni concilier les comportements antinomiques. Il n’invite pas au jugement, mais à la lucidité – comme l’indique le nom choisi pour l’association, la Lucecita.

  1. L’actrice déclare dans une interview qu’elle est capable de faire varier son timbre de voix. Pour les parties « Manitas », elle dit s’être inspirée de John Rambo, et pour les parties Emilia, de Samantha Fox. Cela montre au minimum une certaine plasticité. ↩︎
  2. Malgré son changement de sexe à l’âge de 46 ans, l’actrice Karla Sofía Gascón vit toujours avec la mère de sa fille, comme si le couple hétérosexuel était devenu lesbien. Il y aura toujours eu, avant et après, de la bisexualité. ↩︎
  3. Une affaire de féminicide maquillée en suicide. ↩︎
  4. Il aura fallu, pour réussir cela, impliquer les techniciens. Le steadycamer Sacha Nacera, invisible comme il se doit, est capable de se déplacer au même rythme que la danseuse Zoe Saldana. ↩︎
  5. Composition : la chanteuse Camille et Clément Ducol. ↩︎
  6. Dans laquelle l’inconscient n’est pas invité, n’a aucune place. ↩︎
  7. Et aussi les interrogations du chirurgien, le Dr Wasserman – un nom qui n’est pas sans introduire une certaine dilution. ↩︎
  8. Pour les catholiques, l’Épiphanie célèbre « le Messie venu et incarné dans le monde. qui reçoit la visite et l’hommage des trois Rois mages ». Epifania n’a-t-elle pas reçu la visite des trois femmes, Emilia, Rita et Jessi, qui ont obtenu avec elle le prix d’interprétation féminine du Festival de Cannes 2024, alors que le film Emilia Perez obtenait le prix du jury ? ↩︎
  9. Jessica fait couper deux doigts d’Emilia prise en otage – castration supplémentaire. ↩︎
  10. Etymologie du mot épiphanie (ἐπιφάνεια) : « qui apparaît » . Par extension, il désigne la compréhension soudaine, la manifestation de ce qui était caché. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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