La Trilogie du X-Factor (X – Pearl – MaXXXine) (Ti West 2022-2024)

Une force inconnue, difficilement descriptible, confère à certains actes de certaines personnes une extériorité unique, une capacité à se distinguer du commun, à faire événement

Ti West a réalisé simultanément, en 2022, deux films dits d’horreur, X et Pearl. Le premier est sorti en salle dès 2022, le second sur Netflix la même année. Le troisième, MaXXXine, a été tourné plus tard dans un autre lieu, puis il est sorti en salle en 2024. Qu’est-ce qui réunit ces trois films explicitement qualifiés de trilogie par Ti West ? D’abord une actrice, Mia Goth, qui joue un double rôle, celui de Pearl dans Pearl (1918), celui de Maxine Miller dite Maxine Minx dans MaXXXine (1985), et les deux rôles, Maxine et Pearl, dans le film intermédiaire, X (1979), sorti en premier. Dans les trois films, le personnage s’appuie sur une notion ambiguë, explicitement mentionnée, le X-Factor. Pour l’aborder, on peut partir des définitions trouvées en ligne : quelque chose de spécial relatif à une personne ou une chose, une qualité ou un « je ne sais quoi » difficilement verbalisable qui contribue à sa singularité ou son efficacité, ou bien : une circonstance, qualité ou personne dont l’influence est puissante, mais imprévisible. Pour que le X-Factor fonctionne, il faut qu’il y ait simultanément de l’extériorité, de l’imprévu, de l’inconnu, de l’efficacité et du pouvoir. Une autre façon de l’aborder réside dans la maxime que Maxine Minx1 a héritée de son père, puis a faite sienne : Tu n’accepteras pas une vie que tu ne mérites pas. Prendre cette maxime à son compte équivaudrait, pour Pearl/Maxine, à l’exercice du X-Factor. Pour Pearl, la maxime prend une autre forme, plus énigmatique mais probablement équivalente : N’oublie pas de vivre ta vie. Pearl/Maxine possède cette qualité qui la distingue immédiatement du commun et la prédispose, même sans intention de sa part, à faire événement. Quelqu’un s’adresse à elle en disant : « Si tu dois réussir dans la vie, c’est parce que tu es, irréductiblement, en rapport avec l’inconnu. Il ne s’agit pas d’un rapport d’espoir ou d’attente, mais d’un rapport de pouvoir, directement utilisable. Tu dois être prête à réagir à toute puissance inconnue qui se présenterait, en étant toi-même puissante ». Telle est l’injonction initiale à laquelle Pearl et Maxine obéissent scrupuleusement, avec des résultats contrastés. La trilogie nous invite à assister au triomphe final du X-Factor, avec ses ambiguïtés, notamment la possibilité que ce ne soit pas un triomphe, mais un précipice. Il aura fallu pour cela en passer par deux genres légèrement sulfureux, à la marge de la vie : le porno et l’horreur.

Pearl et Maxine ont plusieurs points communs :

  • Elles ont la faculté, l’une et l’autre, d’exercer une violence incontrôlée, pulsionnelle, contre tout ce qui viendrait contrarier leur volonté. Cette violence est si brutale, si inattendue, que personne ne peut y résister, pas même elles-mêmes, comme le prouve la longue confession de Pearl à sa belle-sœur. Elle n’y peut rien, elle en pleure, mais la violence insiste. Il n’y a pas de calcul chez elle, pas de raisonnement, pas de justification. Elle est en proie à une violence primitive, archaïque. Qu’on la nomme pulsion de destruction (dans le langage de Freud) ou puissance, pouvoir, cruauté (le Gewalt heideggerien), le phénomène est massif, irrépressible, il prévaut sur toute autre considération.
  • Cette violence s’exerce contre leur propre famille, plus particulièrement leur père. Ce n’est pas un manque d’attachement, une distanciation, c’est plutôt un excès de proximité dont elles doivent absolument se débarrasser. Le père de Maxine est un prédicateur fanatique que Pearl écoute toute la journée – il faut à la fois l’entendre, le suivre, et l’abolir pour découvrir sa propre route, une autonomie que d’ailleurs le père prescrit également. La violence paternelle est incorporée, mise au service des ambitions de la fille. Entre la Pearl de 1918 qui, dans Pearl, rêve de devenir une star de cinéma mais n’y arrive pas, et la Maxine de 1985 qui, dans MaXXXine, rêve de devenir une star de cinéma et réussit, il y a ce point commun : pour en finir avec une sévère éducation religieuse, toutes deux tuent leur père2 (Pearl va plus loin, elle tue aussi sa mère). Le résultat n’est pas l’absence de religion, mais la récupération de l’énergie religieuse au service de leur ambition.
  • Elles incarnent la rupture d’un cycle, le début d’une autre aventure. Toutes deux ont pour objectif de devenir des stars hollywoodiennes, célèbres et reconnues. Toutes deux envisagent les mêmes moyens. Pearl est fascinée par les premiers films porno que lui montre le projectionniste de son village. Elle n’a pas l’occasion de passer à l’acte, mais Maxine n’hésite pas : elle travaille plusieurs années dans le porno avant de se présenter à un casting. Quant à l’horreur, c’est pour elles deux une seconde nature. Enfermée dans sa ferme isolée, Pearl est autant en rupture avec le monde extérieur que Maxine, qui réussit à s’enfuir. Etant foncièrement cruelles, habitées par la violence, le meurtre, elles ont l’horreur dans le sang. Toutes deux ont participé à un casting. Pearl a échoué car la danse n’était pas sa vraie nature, mais Maxine a réussi car on lui demandait de mimer l’horreur, ce qu’elle fait naturellement.
  • Cela remonte loin. Pearl a des parents d’origine allemande habitués à la répression des émotions, à la discipline. Maxine est la fille d’un combattant, d’un propagandiste de la religion qui n’imagine pas convaincre ses ennemis par des moyens pacifiques. Toutes deux sont prédisposées à l’agression, à la lutte. Leur rapport à autrui et plus généralement à la sexualité s’inscrit dans ce cadre. Pour Ti West cette histoire s’inscrit dans celle du cinéma en général, d’Hollywood. Martin Scorsese a écrit au New York Times pour marquer son admiration pour la trilogie. Il explique que chacun des trois films représente « un type d’horreur différent, lié à différentes époques du cinéma américain » . Le premier, X, c’est « les années 70, l’ère du slasher ». Le second, Pearl est « le mélodrame des années 50 en couleurs vives et saturées«, et le troisième, MaXXXine « le Hollywood des années 80, rance et désespéré ». Il ajoute : « En introduisant des idées tout à fait modernes dans des films qui sont également imprégnés de l’esthétique du passé. West a fait quelque chose d’audacieux et de profondément cinématographique ». On peut interpréter autrement cette historicité. Premier temps (Pearl) : la violence brute, individuelle. Deuxième temps (X) : la fuite hors de la vie économique, sociale, familiale. Troisième temps (MaXXXine) : la production méthodique de l’horreur dans l’industrie hollywoodienne. Le X-Factor change de sens : marque de la nouveauté, de l’inconnu (petit x), il devient obscène (triple X majuscule, XXX). Hollywood est un rêve dans Pearl, un horizon dans X, une réalité tangible dans MaXXXine.
  • Mais il y a plus, un plus qui peut-être est pire. Pearl et Maxine ne supportent pas le monde courant, la vie courante, le cycle de vie (se nourrir, habiter chez soi, s’enrichir, avoir une famille, des enfants, une vie sociale). Il leur faut absolument, à tout prix, autre chose. Elles ne savent pas quoi, mais il le leur faut absolument, même si c’est au prix d’une explosion chaotique, même si c’est au moyen d’une pulsion de pouvoir, de domination. Douées du X-Factor, elles ne visent pas une carrière au sens classique, une supériorité sur les autres, mais une expérience hors-normes, absolument singulière et souveraine. L’événement qu’elles attendent ne relève pas des petites différences, mais des grandes transformations. Lesquelles? Après cette trilogie, on n’en est qu’au début. Ce qui est à venir reste inconnu.
  1. Maxime/Maxine, les deux mots se ressemblent, à une lettre près. ↩︎
  2. L’un est un invalide du corps, l’autre un invalide du désir, mais le résultat est le même. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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