Mort à Venise (Luchino Visconti, 1971)

Quand s’arrête le mouvement de la différance, quand s’épuise la supplémentarité, alors l’artiste meurt, fasciné par la beauté – mais un autre artiste (Visconti) peut prendre la suite

C’est un film savamment construit, pensé, d’un esthétisme assez abstrait pour qu’il autorise de notre part, les regardeurs, une interprétation tout aussi abstraite, tout aussi pensée, voire tout aussi théorique que lui, le film, même si l’auteur, Luchino Visconti di Modrone, comte de Lonate Pozzolo, n’était pas un théoricien, et n’a nullement cherché à démontrer quoi que ce soit. Ce qui arrive à Gustav von Aschenbach1, professeur, compositeur et chef d’orchestre, c’est qu’il a été un artiste (ou s’est cru tel) mais ne l’est plus, comme si cette faculté l’avait abandonné. Il arrive à Venise déjà dépouillé de ses aptitudes, ayant perdu sa femme et sa fille adorée2, malade et sachant qu’il ne retrouverait jamais ses facultés créatives. Pour analyser cette situation, je me réfère au concept derridien de la différance. Alors que le langage, l’économie, la société semblent fondés sur un système de différences, le mot différance signifie que ça diffère toujours plus et qu’en conséquence le système des oppositions est constamment débordé. Ce débordement concerne la société dans tous ses aspects, il prend des formes variées, parfois positives, progressives, et souvent négatives, violentes, voire monstrueuses. Pour les systèmes en place, il est vécu comme exaltant ou dangereux. Par prudence, les gens normaux, raisonnables, tendent à s’en éloigner, mais les artistes s’en emparent. Ils sont à l’affût des différences inattendues, des écarts surprenants, des développements intempestifs, pour en inventer d’autres, les recomposer, les remanier, en ajouter encore, toujours plus, aussi imprévus que possible. On peut nommer art cette faculté de supplémentation, et normalité son blocage, son arrêt. Le drame d’Aschenbach, c’est que peu à peu, pour lui, ça s’est arrêté. Sifflé lors d’un concert, il a pu se penser rejeté par incompréhension ou méconnaissance, mais c’est terminé, il ne se fait plus d’illusion. Il est passé de l’autre côté, là où la créativité s’exténue. S’il a décidé de passer quelques semaines à Venise, ce n’est pas pour la relancer, c’est pour faire le point. 

Ici se pose la question de la beauté. Peut-être a-t-il choisi Venise à cause de sa réputation de ville brillante, attrayante, splendide, mais ce n’est pas ce qui l’attend. La ville est sombre, brûlante à cause du sirocco qui remonte du désert, pestilentielle à cause du choléra dont il faut se protéger en déversant une chaux pénétrante et nauséabonde. Le plus bel hôtel de Venise, le Grand Hôtel des Bains, est poussiéreux, inconfortable. C’est alors qu’apparaît devant lui Tadzio3, le jeune garçon blond de 12 ans, et tout s’efface. Ce garçon, dit-on, est beau, mais que signifie la beauté dans ce contexte ? La thèse du film, mise en avant de manière insistante par Visconti, c’est qu’il n’y a dans cette image ni pédophilie ni homosexualité. Tadzio n’aurait rien d’un objet sexuel, il incarnerait une figure figée, inaltérable, du point d’aboutissement de la vie et de la carrière de Gustav von Aschenbach. Quand s’arrête la créativité, alors advient la beauté. Cette assertion peut sembler paradoxale. L’artiste ne recherche-t-il pas la beauté ? Peut-être, dans le temps de son achèvement, de la finalisation de l’œuvre livrée à la société. La beauté ne dit rien, elle est comme un paysage, un visage immobile, un corps pétrifié. On s’arrête devant elle, fasciné, mais on ne peut rien en dire de plus. Le jeune Polonais est la marque de cet arrêt. À travers lui, ce n’est pas son échec que voit Aschenbach (un échec pourrait être réparé, transformé en succès), c’est l’impossible. Désormais pour lui l’art est impossible, il a fait son temps, et ce qui vient à la place de l’art, c’est la figure inaccessible et hiératique de la beauté. 

Aschenbach, toujours impeccablement habillé malgré la chaleur, se rend tous les jours sur la plage du Lido pour observer les jeux de Tadzio, ses frères, ses sœurs, sa mère4 et ses amis. Tadzio n’est pas dupe, il lui jette de temps en temps un regard énigmatique mais entendu. L’ex-compositeur ne peut pas fuir, il est vu depuis l’autre côté, le côté du jugement, où il ne peut plus accéder. Le regard lui dit Tu es mort, et il le sait, Je suis mort. N’étant qu’artiste et pas autre chose, il ne peut pas se rabattre sur un projet de vie sociale, courante, il ne peut que se retirer, un retrait provisoire en attendant le retrait définitif procuré par le choléra. Tadzio est trop beau5, trop séduisant pour lui, et comme il ne peut pas s’en approcher par le toucher ou la parole, il ne peut pas s’en approcher du tout. Il n’y a autour de lui, à l’hôtel, que des gestionnaires (le majordome), des figurants (les clients de l’hôtel) ou des pitres (le chanteur saltimbanque). Le souvenir des discussions avec son ami Alfred qui désapprouve sa conception apollinienne de la musique ne suffit pas pour susciter en lui de l’intérêt. « Je suis mort » signifie ici : « il ne me reste que la vie courante, banale, mais je ne pourrai jamais me résoudre à m’en contenter. Je préfère abandonner définitivement ma malle6, perdue à la gare. » Au coiffeur qui le pousse à se rajeunir en se teignant les cheveux, il répond en arborant le même maquillage ridicule que l’homme qui l’avait accueilli agressivement au début du film. Il ne se retire pas seulement de la vie, il se retire de la survie. Même l’éventualité d’un « pas au-delà » a disparu, il ne reste rien d’autre que la vie brute qui a désormais a pour nom : choléra (autre nom de l’auto-destruction, qui fait retour dans les trois films de la dite « trilogie allemande » de Visconti).

Mais Luchino Visconti ne se résigne pas. Gustav échoue, mais lui, il va réussir. Le thème du film résulte du rapprochement entre deux événements concomitants : le séjour de Thomas Mann à Venise, en mai-juin 2011, qui a conduit à la publication en 1912 de sa nouvelle La Mort à Venise, et le décès de Gustav Mahler, le 18 mai 1911 à Vienne, d’un virus inguérissable à l’époque. Les deux hommes n’étaient pas sans lien entre eux, puisque le 12 septembre 1910, Thomas Mann avait assisté à la création de la Huitième Symphonie de Mahler à Munich, premier véritable succès public du compositeur. Visconti rapproche les défaillances des deux hommes, qu’il n’hésite pas à exacerber pour les besoins de la cause. Thomas Mann était malade7. Sa femme souffrait d’une maladie pulmonaire, et sa sœur Carla, l’année précédente, s’était suicidée. Pendant qu’il vivait à Venise l’expérience tout à fait unique décrite dans la nouvelle, il a appris le décès de Mahler. Dans un souci probablement autobiographique, il a fait d’Aschenbach un écrivain, tandis que Luchino Visconti a fait l’inverse, il a changé son prénom en Gustav et en a fait un musicien, ce qui renvoie peut-être à l’échec de la Quatrième Symphonie de Mahler, sifflée lors de sa création (1901) (dix ans avant sa mort, comme dans le film), rapprochée du scandale déclenché par la projection de Rocco et ses frères (Visconti, 1960), environ dix ans avant Mort à Venise. Quoiqu’il en soit Visconti a réalisé Mort à Venise, auquel il méditait depuis sa rencontre de Thomas Mann en 1951. Il explique : « Ce que je voulais raconter, à l’origine, n’avait rien d’homosexuel. C’était l’histoire du dernier amour de Goethe, à soixante-dix ans, pour une petite jeune fille de Marienbad : une histoire méchante, belle, grotesque, dérangeante. A cela s’est ajoutée l’expérience de ce voyage lyrique et personnel, qui m’a décidé à pousser les choses à l’extrême en introduisant le thème de l’amour interdit ». A 64 ans au moment du tournage, il fallait qu’il prouve que lui, Luchino Visconti, il était encore un artiste8. Il devait faire la preuve que, lui, Luchino Visconti, il ne succomberait pas devant l’incarnation de la beauté.

Et c’est là qu’intervient le triste destin de Björn Andrésen, qui joue dans le film le rôle du plus beau garçon du monde (selon Visconti). Rappelons que le réalisateur était gay, ainsi que tout son staff. Visconti a mis plusieurs années pour trouver le garçon capable d’incarner Tadzio. Il a voyagé avec son équipe en Hongrie, Autriche, Allemagne, Finlande, et finalement c’est en Suède qu’il l’a trouvé. Il l’a choisi uniquement sur son physique, sans tenir compte de la situation de l’enfant qui n’a jamais su qui était son père et dont la mère s’est suicidée quand il avait 10 ans9. S’appuyant sur une grand-mère complice, il l’a instrumentalisé en l’enfermant dans des indications simples « Go, Stop, Turn Around, Smile », sans lui donner aucune explication. Après le tournage, Björn s’est retrouvé sans l’avoir demandé dans un bar gay – ce qui l’a obligé, toute sa vie, à affirmer une hétérosexualité dont on doutait10. Pendant 3 ans, le garçon solitaire, sans accompagnement, a été mis au service de la distribution. Présenté à la reine d’Angleterre, adulé à Cannes, pris au Japon dans une frénésie pire encore que celle qui entourait les Beatles, obligé de jouer dans des films publicitaires et de chanter en public, il a du reporter à plus tard sa véritable vocation, musicien et pianiste, a sombré dans l’alcoolisme après la mort subite de son fils. Björn Andrésen a toujours souffert d’être un mythe pour les gays, une mascotte, un fétiche, et jamais il n’a accédé à une vie normale. On peut dire sans exagérer que c’est lui qui est mort à Venise, et qu’avec lui la beauté elle-même a fait naufrage.

Si, comme je l’ai supposé au départ, pour qu’il y ait œuvre, il faut que la différance soit impossible à arrêter, il est indéniable que Luchino Visconti a réalisé une œuvre digne de ce nom. On ne cessera jamais de commenter Mort à Venise. Le film produira toujours des effets, toujours plus, mais il faut tenir compte du sacrifice de Björn Andrésen et cesser de s’illusionner sur la beauté. Ce n’est qu’un leurre, une projection fantasmatique qui se déconstruit sous nos yeux.

  1. Dans le film, il est incarné par Dick Bogarde. Dans le roman de Thomas Mann, il s’appelait Thomas Aschenbach et n’avait droit à la particule que depuis son cinquantième anniversaire. ↩︎
  2. Une réminiscence d’un autre texte de Thomas Mann, Docteur Faustus↩︎
  3. Interprété par le jeune suédois Björn Andrésen qui, au moment où il a été sélectionné, avait déjà 15 ans. ↩︎
  4. Interprétée par Silvana Mangano, aussi figée que son fils. ↩︎
  5. La beauté a le visage de Tadzio, mais elle pourrait en avoir un autre. Dans Le Guépard, elle a le visage d’Alain Delon. ↩︎
  6. La malle symbolise toutes les contraintes et les tracas de la vie. ↩︎
  7. Pendant l’année 1912, il séjournera dans un sanatorium de Davis, ce qui fournira le sujet de son roman le plus célèbre, La Montagne magique, débuté en 1913 et paru en 1924. ↩︎
  8. A Silvana Mangano, statue aristocratique, femme d’une classe éblouissante, mère du jeune Tadzio, Visconti donne, par les costumes, le maquillage, l’image de sa propre mère au début du siècle. ↩︎
  9. Disparue le 17 octobre 1965, a mère a été retrouvée morte le 2 mai 1966 dans les bois; il lui a fallu des décennies pour tenter de clarifier les circonstances, sans vraiment réussir. Elle écrit dans une lettre : « Je ne meurs pas, je ne fais que disparaître, je reviendrai vers vous ». Cf le film de Kristina Lindström et Kristian Petri The Most Beautiful Boy in the World (2021). ↩︎
  10. Quand, dans le film, Tadzio joue maladroitement au piano La lettre à Elise (Ludwig van Beethoven, 1810), Aschenbach se souvient de sa rencontre avec une prostituée, Esméralda, qui jouait le même air tout aussi maladroitement. Dans cette scène, Tadzio est clairement posé comme objet sexuel. ↩︎
Vues : 9

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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