Les Damnés ou la chute des Dieux (Luchino Visconti, 1969)

Pour transgresser sans limite les lois et normes courantes, la violence nazie prend appui sur une autre violence, familiale, qui laisse libre cours à toutes les perversions

Début 1933, Joaquim von Essenbeck, patriarche d’une grande famille d’industriels, fait ce qu’il peut pour résister aux nazis, mais ce n’est pas sa priorité. Malgré son dégoût, la priorité, pour lui, est la survie de son entreprise, les aciéries Essenbeck, qui fournit des armes au pays. Il a fait ce qu’il a pu depuis l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler1, le 30 janvier 1933, mais quelques mois plus tard, après l’incendie du Reichstag le 27 février 1933, il est obligé de céder. Il doit composer avec une configuration familiale compliquée, indissociable de la gestion de l’entreprise. Le dirigeant principal est Herbert Thalmann, un libéral hostile au nazisme, marié à Elizabeth, nièce du patriarche et père de deux filles, Thilde et Erika (11 ans et 8 ans), qu’il adore. Son fils préféré, aviateur et héros, est mort pendant la dernière guerre. Veuve, son épouse Sophie voudrait se remarier avec Friedrich Bruckmann2, un ingénieur ambitieux, très lié à l’un de leurs cousins, Aschenbach, exécuteur des basses œuvres de la GESTAPO. En souvenir de ce fils, le patriarche a, dans son testament, privilégié son petit-fils Martin3, fils de Sophie. Fils aîné de Joaquim, Konstantin est un membre actif des S.A., aussi vindicatif que peu compétent. Autour de la table du château de Kleisbourg se trouvent donc trois hommes en compétition : Konstantin, fils naturel dont tout le monde se méfie, Herbert, mari de la nièce mais rejeté par les nazis, Friedrich, amant de la belle-fille, ambitieux et calculateur, sans lien direct avec la famille. À l’occasion de l’anniversaire de Joaquim, ils sont tous réunis dans son château de Kleisbourg, au cœur de la Ruhr. Le baron annonce qu’il est obligé de limoger Herbert pour maintenir le chiffre d’affaires de l’entreprise. Il a besoin pour le seconder d’un homme proche du régime – ce qui signifie que Konstantin et Friedrich sont en compétition. Sous la pression d’Aschenbach, pour gagner la partie, Friedrich accepte de mettre en œuvre la solution la plus radicale : assassiner Joaquim. Herbert comprend qu’il est condamné, il s’enfuit et on l’accuse du meurtre. On est en plein drame œdipien : dans la rivalité des fils, c’est le fils illégitime, pas encore marié à Sophie malgré ses efforts, qui se débarrasse du père. Mais le spectre du grand-père n’est pas effacé : Martin, un jeune homme instable, pervers, aussi étranger à l’industrie qu’au nazisme4, se retrouve président par héritage de la plus grande partie du capital. Il nomme Friedrich directeur exécutif et Konstantin vice-président – sans pouvoir. C’est le triomphe de l’amant de sa mère, qu’il déteste, mais la possibilité pour lui de passer l’essentiel de son temps dans sa garçonnière de la rue Emmer, où habite une semi-prostituée, Olga, avec laquelle il couche, et surtout une petite fille, Lisa, dont il est amoureux, car Martin est avant tout pédophile, une tendance qu’il cherche à assouvir dans sa propre famille avec sa nièce Thilde.

Voici donc le contexte : une violence intra-familiale aussi brutale que la violence nazie, bien qu’elle prenne d’autres formes. On a accusé les nazis d’être des bouchers de la filiation – car ils brisent les liens généalogiques en ne les remplaçant que par l’amour du führer. Ils l’ont certainement été, en profitant avec cynisme des gigantesques failles déjà existantes dans les généalogies. Au moment où Martin Heidegger prononce son discours du Rectorat (21 avril 1933) qui marque son ralliement au nazisme, certains des concepts qu’il a mis en avant s’incarnent dans une réalité brute et brutale : Gewalt (violence primordiale, originaire), Geschlecht (souche familiale, lieu de l’amour et aussi des conflits), affirmation irrécusable du souverain, nécessité d’un ennemi pour la politique et la pratique du pouvoir (théorie de Carl Schmit), privilège de la mort dans les rapports humains. Dans le film, la politique nazie, les conflits familiaux et les justifications académiques sont indissociables. Le fils de Constantin, Günther, assiste à l’autodafé des livres dans les universités5 le 10 mai 1933, au moment où il reçoit une lettre de son oncle Herbert, parti à l’étranger, et son père Konstantin est assassiné le 29 juin 1934, pendant la Nuit des Longs Couteaux où les S.A. sont exterminés avec leur chef Ernst Röhm. Les clivages du monde s’incarnent directement dans les affaires de famille, à moins que ce ne soit l’inverse. Günther, l’intellectuel qui se voudrait extérieur au drame, ne peut pas plus s’en extraire que Friedrich, qui fait tout pour en profiter, sans croire un seul instant à ses justifications. Entre le Geschlecht familial (les Von Essenbeck) et celui de la nation allemande, la résonance est inévitable. C’est la même perversion, la même violence. L’agent nazi n’est pas un étranger, c’est un cousin. Il n’a pas à inoculer les virus, ils sont déjà là à travers les conflits familiaux, attendant leur traduction politique. Au centre du film se trouve la très longue séquence qui précède le massacre des S.A. par l’armée allemande. C’est la fête des mâles exhibant leurs beaux corps, chantant, se saoulant et violant les serveuses. On peut se demander pourquoi Visconti insiste si longtemps sur cette scène. Après avoir montré la violence du Geschlecht, il faut qu’il montre la cruauté de la Gewalt, insistant sur sa beauté. Dans Mort à Venise, Dirk Bogarde joue le rôle de Gustav von Aschenbach, compositeur fasciné par une beauté mortifère, qui se laisse lui-même mourir. Dans les Damnés, Aschenbach est son ange gardien qui l’invite à tuer de ses propres mains Konstantin, endormi parmi les corps nus somptueux des jeunes S.A. Dans les deux cas, la beauté des corps est l’antichambre de la damnation.

Le couple Sophie – Friedrich est doublement hybride. Friedrich Bruckmann est lucide face au nazisme et extérieur à la famille, Sophie partage les idéaux du nazisme, mais a l’audace de défendre ses propres intérêts. Le premier est forcé de tuer deux fois (Joaquim et Konstantin), et la seconde envoie sa belle-sœur Elizabeth à la mort6. Ces crimes obligés s’ajoutent à l’hétérogénéité fondamentale du couple. Tous deux sont mal à l’aise depuis le départ, ils se savent illégitimes et empoisonneurs, pour la famille comme pour le régime. Leur fausse identité (ils sont extérieurs à la famille Essenbeck et se font attribuer leur nom par décret des nazis) se transformera en faux mariage, puis en faux suicide masquant une condamnation à mort. Ils jurent d’être de purs aryens, mais leur dernier serment, selon lequel ils ne sont porteurs d’aucune maladie dégénérative, est aussi un faux serment, car ils sont contaminés par le nazisme. Le film de Visconti a été tourné7 peu après la sortie d’Oedipe-Roi, de Pasolini (1967)8. En violant sa mère, en la forçant à se marier grimée en Jocaste puis à s’empoisonner avec Friedrich son amant, ersatz de père, Martin transgresse toutes les lois9. Il va plus loin qu’Œdipe car il ne tue pas seulement son quasi-père, mais aussi sa mère, punie pour l’avoir abandonné depuis toujours10. En revêtant le costume nazi , il affirme sa supériorité, sa maîtrise, sa souveraineté, mais par ses invités lascifs dont les costumes et les gestes miment ceux des années folles, il ridiculise tout ce qu’il affirme. En réitérant le geste de Friedrich assassinant Joachim, sûr de son bon droit et de son impunité, il affirme sa force, tout en niant les tensions contradictoires qui jouent en lui. Cet homme qui a été amoureux d’une petite fille juive, Lisa, et d’une demi-mondaine, cumule les paradoxes et les perversions.

Ce film tourné en anglais traduit un original allemand auquel plus personne n’a accès : l’horreur nazie des années 30. Pour que les générations suivantes en prennent connaissance, cet original désormais brulé11– comme en témoignent dans le film les hauts fourneaux, l’incendie du Reichstag, l’autodafé des livres interdits, les cierges qui sacralisent le mariage des condamnés (soufflés par Martin)12 -, parti en cendres, exige d’être traduit. Le film est romancé, excessif, voire pompeux, mais il est inférieur à la réalité. Les nazis ont fait pire (et ils ne sont pas les seuls). En 1971 comme en 2024, ça brûle toujours : valeurs, règles, lois, traditions et aussi familles. Il faut espérer qu’il ne soit pas, en plus, une anticipation de l’avenir.

  1. Nommé chancelier par le président Hindenburg, alors qu’avec 33,1% des voix, son parti, le NSDAP, n’avait qu’une majorité relative au parlement. ↩︎
  2. Interprété par Dirk Bogarde. ↩︎
  3. Interprété par Helmut Berger. ↩︎
  4. Dans la scène de l’anniversaire de Joaquim, il plagie un numéro de cabaret où il est travesti en Marlene Dietrich et chante Ein richtiger Mann↩︎
  5. Le mouvement atteint son point culminant le 10 mai 1933, au cours d’une cérémonie savamment mise en scène devant l’opéra de Berlin et dans 21 villes allemandes : des dizaines de milliers de livres sont publiquement jetés au bûcher par des étudiants, des enseignants et des membres des instances du parti nazi.  ↩︎
  6. Elle fait semblant de lui procurer un sauf-conduit pour quitter le pays, mais l’envoie à Dachau, dont la création a été annoncée par Himmler juste après la Nuit des Longs Couteaux. ↩︎
  7. Dates de tournage : du 22 juillet au 14 octobre 1968. ↩︎
  8. Pasolini était homosexuel, comme Visconti. Tous deux blanchissent, statufient la mère. ↩︎
  9. Dans la mythologie grecque, Jocaste se suicide par pendaison quand elle découvre qu’elle a eu quatre enfants avec son fils. Mais dans le film la relation est stérile : Martin et Sophie n’ont pas de descendance. ↩︎
  10. Visconti disait que cet inceste était le pas à franchir pour renverser toutes les limites et devenir un nazi parfait. Martin est à la fois Œdipe, Oreste, et les Atrides, à la fois mâle dominant, homosexuel et pédophile. ↩︎
  11. À la façon du Livre brûlé de Marc-Alain Ouaknin. ↩︎
  12. Et des retours de feux comme l’A.F.D. ↩︎

Vues : 3

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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