La trilogie de Visconti sur la souveraineté, dite trilogie allemande (1969-1972) : Les Damnés ou la Chute des Dieux, Mort à Venise, Ludwig ou le Crépuscule des Dieux

Inconditionnelle, la souveraineté est insoutenable mais digne; prise dans les calculs et les compromissions, elle s’auto-détruit dans l’indignité

On peut se demander ce qui réunit les trois films de la trilogie de Visconti dite allemande. Est-ce seulement la dimension germanique, fragile car les films ne sont pas tournés en allemand, mais en anglais ou en italien, et qu’en outre l’un d’entre eux, bien qu’il concerne un Allemand, est situé à Venise ? Mon hypothèse est que la dimension allemande qui inscrit ces films dans une histoire n’est pas essentielle. Les trois films tournent autour d’une question qui tourmentait Visconti, à laquelle on peut donner un nom : souveraineté inconditionnelle. Abandonnée dans Mort à Venise (1969), trahie dans les Damnés (1971), glorifiée dans Ludwig (1972), elle conduit à l’auto-destruction. La mort est déjà là, à l’intérieur, la violence est déjà là, à l’intérieur, et la folie est déjà là, à l’intérieur. Des événements extérieurs les confortent, les démultiplient, mais sans cette source irréductible, la souveraineté, ils ne se produiraient pas; et cette source est impérieuse, incontrôlable. Dans Mort à Venise, Gustav von Aschenbach défend une conception autonome de l’art, l’art pour l’art comme on a pu dire au 20ème siècle, mais il est incapable d’incarner cette conception dans une œuvre. D’un côté il est en échec, mais d’un autre côté il ne peut pas renoncer à son ambition. La tension est intolérable, elle ne peut conduire qu’à la chute, la capitulation. Le choléra qui fait irruption dans la ville de Venise lui facilite la tâche : il peut décider souverainement d’en finir avec l’impossibilité de la souveraineté. Dans Les Damnés, les membres de la famille Von Essenbeck se croient souverains, mais la réalité est exactement contraire. En multipliant les calculs, les intrigues, les mauvais compromis, ils favorisent le pouvoir nazi qui vient de l’extérieur mais les habite aussi intimement. Le résultat n’est pas seulement la mort, l’élimination de certains d’entre eux, c’est la destruction de la souveraineté elle-même. Martin von Essenbeck qui apparaît à la fin du film comme le vainqueur, s’est mis depuis le début dans la dépendance des petites filles, qu’il désire plus que tout. Qu’il imite les nazis ou Marlene Dietrich, la plus anti-nazie des actrices, n’est pas très différent pour lui. En transgressant systématiquement les lois par inceste, meurtre, trahison familiale, il croit affirmer sa loi, sa singularité, mais il fait le contraire, il finit par imiter le comportement du führer. L’histoire de cette famille est celle de l’indignité, de l’anti-dignité. Dans Ludwig, Louis II de Bavière ne fait aucun compromis. Il est le souverain, le plus pur des souverains, même s’il n’exerce sa souveraineté que dans un certain champ, un domaine merveilleux fait de musique et de poésie, aussi étroit vu de l’extérieur qu’il est illimité vu de l’intérieur. Cette souveraineté est aussi radicale, inconditionnelle que fragile. Elle se croit absolue mais ne résiste pas aux exigences politiques, financières et symboliques d’un gouvernement. Habitué à la dépense gratuite, sans contrepartie, Ludwig paiera son obstination aux prix maximal : sa vie, à l’âge de 40 ans.

Cela devrait nous instruire sur l’essence de la souveraineté. Il faut par principe qu’elle soit inconditionnelle, illimitée – sinon ce n’est pas la souveraineté; mais pour perdurer, il faut qu’elle tienne compte d’un environnement social, économique et culturel qui tend à la réduire à néant. Dans les trois films de la trilogie, ce processus arrive à son terme : l’anéantissement. On parle souvent, concernant Visconti, de déclin, de décadence, de fin d’une époque ou de crépuscule d’une classe. C’est le cas, par exemple, dans un film comme Le Guépard (1963). Mais les trois films extraordinaires de la trilogie, concentrés sur trois ans, nous montrent trois cas exceptionnels, uniques : la déliquescence d’un artiste, la folie d’un roi, le délire d’un régime politique, où l’inconditionnalité insiste, ne cède pas devant la raison ou la norme. Le même nom, Aschenbach, est porteur dans Les Damnés de la surenchère nazie où violence brute, calcul sordide et délire de totalité se rejoignent, et dans Mort à Venise de l’art pur symbolisé par un corps trop beau, qui dévalorise la vie sociale usuelle, politique ou familiale. Dans Ludwig, on retrouve la recherche de l’art et l’effondrement d’un monde, celui des alliances princières et des guerres locales, au profit du souverain de Prusse et du chancelier Bismarck. Périlleuse dans la vie politique et sociale, la souveraineté inconditionnelle est indispensable dans l’art, la pensée, la poésie ou la musique. Ce n’est pas un hasard si Wagner ou Mahler sont présents dans les trois films.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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