Ludwig, ou Le Crépuscule des Dieux (Luchino Visconti, 1972)

Souverain, le roi doit pouvoir, dans le domaine qu’il a choisi, affirmer sans compromis ni condition la loi qui lui est propre

Dans le film de Visconti, Ludwig est le souverain, le souverain par excellence, le pur souverain de la pure souveraineté pleine et entière, et rien d’autre. C’est ce rien d’autre qui fascine, qui le rend unique. Sans doute le véritable Louis II de Bavière était-il autre chose que cela, bien plus diversifié, complexe, mais le personnage du film incarne jusqu’à la caricature la dimension inconditionnelle de la souveraineté1. Ce roi n’attache aucune importance à la vie sociale, économique et même politique de son pays, il refuse tout rituel, toute forme de mariage (même non consommé), toute implication dans l’hétérosexualité et donc dans le système des alliances qui prévalait à l’époque, ne veut pas rencontrer ses cousins, les seuls qui puissent être ses égaux, les rois et reines des pays environnants, il refuse d’habiter la capitale Munich et vit solitairement dans des châteaux qu’il fait construire pour lui-même. Seuls la musique, la pensée, l’art l’intéressent : un monde rêvé, entièrement dissocié de ce qu’on nomme habituellement la réalité. Ce monde est le sien. Il le choisit et l’habite lui-même, sans aucune restriction pratique qui pourrait limiter le pouvoir que, dans ce domaine, il exerce. On ne peut pas dire que sa souveraineté soit limitée, puisqu’elle est absolue dans le champ déterminé qu’il a choisi, un champ qui, de l’extérieur, semble replié sur lui-même, mais de son point de vue est illimité. Bien sûr ce pouvoir souverain, sans bornes, est un fantasme, une illusion : la troupe des économistes, des gestionnaires, des moralistes et des professionnels de la santé se retournera contre lui et réduira à néant le royaume qui lui est propre. Mais cela n’empêche qu’il aura eu raison, puisqu’il n’y survivra pas.

Si l’on en croit le film, Ludwig n’aimait et n’aura jamais aimé qu’une femme : Sissi, impératrice d’Autriche2, épouse de François-Joseph 1er3. On peut se demander s’il la trouvait désirable à cause de sa beauté, parce qu’elle était sa cousine4, ou en raison de leur commune extravagance et marginalité. Mais la beauté n’est pas nécessairement sexuelle. Ludwig la logeait dans ses livres, ses poèmes, ses châteaux, leur mobilier et leurs distractions5, tandis que Sissi la logeait dans son corps, ses parfums, sa minceur, ses amitiés et son extraordinaire vestiaire. Tous deux aimaient se promener la nuit, solitairement, à cheval. Tous deux se servaient de la souveraineté à leur façon, en la radicalisant pour contester ou transgresser l’autre souveraineté, officielle c’est-à-dire pas véritablement souveraine, celle des princes avec leurs guerres et leurs conflits de pouvoir.

Devenu roi à l’âge de 18 ans, après la mort soudaine de son père Maximilien II le 10 mars 1864, il n’exige qu’une chose lors du premier conseil des ministres auquel il assiste : la venue de Wagner6 sur laquelle il méditait depuis plusieurs années7. La rencontre a lieu le 4 mai 1864, les dettes du musicien sont immédiatement effacées, et Tristan et Isolde peut être représenté le 10 juin 1965, avec un énorme succès. Wagner aura été, pour le jeune roi, la première occasion de dépense gratuite, occasions qu’il multipliera à l’avenir, jusqu’à dépenser la plus grande partie du trésor de Bavière à ses constructions somptueuses. Wagner était pour lui un exemple, puisque lui aussi dépensait plus que ce que ses spectacles pouvaient rapporter, pour ses opéras et aussi pour ses conquêtes féminines8. Il le faisait, certes, pour l’amour de la beauté, mais aussi en tant que don inconditionnel9. Devenir un artiste sans art, un roi sans royaume, un personnage wagnérien sans opéra, un donateur sans contrepartie, est une indéniable marque de souveraineté. 

Visconti a transféré sur ce film le titre Crépuscule des Dieux, qu’il avait déjà voulu utiliser pour Les Damnés, contre l’avis des producteurs. Il y a chez Ludwig quelque chose de divin, et aussi de crépusculaire10. Il tirait sa légitimité d’un monde en voie de disparition (les souverains absolus), et c’est maintenant sa beauté, son élégance, qui disparaissent. Il grossit, laisse ses dents pourrir et ne se coiffe plus. Le réalisateur insiste sur ses orgies nocturnes, entre serviteurs dévoués et jeunes éphèbes, dans des scènes de nudité et de corps lascifs qui rappellent la nuit précédant le massacre des S.A. dans Les DamnésLa chute des Dieux n’est pas seulement la chute du souverain, du dernier roi de Bavière, après 22 ans de règne, c’est aussi l’abandon des chairs et des corps désirés. Ludwig a buté sur une frontière qu’il ne pouvait ignorer et qu’il ne pouvait qu’ignorer; il a joué de l’énigme de cette tension jusqu’à sa mort en 1886, dont les circonstances (crise de folie ou assassinat) n’ont jamais été éclaircies11.

En tournant dans les lieux mêmes où Ludwig a vécu12, avec des meubles, des trophées de chasse, des gravures, des tableaux et de l’argenterie prêtés par les descendants des Habsbourg13, en choisissant pour l’incarner un acteur qui était son amant et partageait les mêmes ambiguïtés, Visconti a fait de Ludwig un spectre qui témoigne de ses propres difficultés. L’AVC qui l’a laissé hémiplégique à la fin du tournage, le 27 juillet 1972, redouble la déchéance physique de son personnage, la bande de jeunes qui accompagnait Ludwig redouble l’équipe d’une centaine de personnes qui accompagnait Luchino. Visconti s’est donné à ce film, sans attendre, lui non plus, d’autre contrepartie que celle de la beauté et de la mort. S’il avait réussi à réaliser À la recherche du temps perdu, comme il le prévoyait à cet époque, il n’aurait probablement pas pu accéder à un tel degré de pureté souveraine. En abandonnant Marcel pour Ludwig, il a eu le courage de se laisser aller, lui aussi. Le film n’est sorti dans sa version définitive qu’après sa mort, en 1986 (encore une marque d’abandon, de dépense gratuite) (juste un siècle après la mort de Ludwig). Louis II de Bavière ignorait, lui aussi, que son œuvre était posthume14.

  1. Une dimension dont Helmut Berger, l’acteur, n’aura pas pu se dissocier dans la vraie vie. ↩︎
  2. Interprétée par Romy Schneider, comme dans les films de Ernst Marischka (1955, 1956 et 1957). Quinze ans plus tard, Romy Schneider retrouve enfin sa dignité. ↩︎
  3. C’est aussi un cousinage, puisqu’elles deux jeunes gens étaient cousins germains. ↩︎
  4. Elle n’était en réalité que sa petite cousine, le cousin de Sissi étant Maximilien II, le pére de Louis II. De plus Louis II était issu du premier mariage de Maximilien 1er avec la Princesse Wilhelmine de Hesse, tandis que Sissi était issue du second mariage de Maximilien 1er avec la Princesse Caroline de Bade. Mais cela n’interdit pas les fantasmes de relation incestueuse, indispensables au film et confirmé par le bref choix d’épouse fait par Louis II : Sophie, sœur de Sissi. ↩︎
  5. Il aimait les promenades nocturnes dans une barque en forme de coquillage sur des lacs artificiels. ↩︎
  6. Interprété par Trevor Howard. ↩︎
  7. Il a lu des ouvrages du maître avant d’assister pour la première fois à l’un de ses opéras, Lohengrin, à l’âge de 16 ans. (Cette fascination précoce pourrait se comparer à celle de Visconti pour Shakespeare ou Proust).  ↩︎
  8. Malgré le départ de Wagner en décembre 1865 à la suite du scandale Cosima (la fille de Franz Liszt, mariée au chef d’orchestre de Wagner Hans von Bülow, qui lui donnera une fille prénommée Isolde), Louis II continuera à financer Wagner. Le Festival de Bayreuth sera inauguré en 1876. ↩︎
  9. Ces dépenses rappellent la relation qu’avait le grand-père du roi, Louis 1er de Bavière, avec sa maîtresse Lola Montez, qui a valu à Wagner le surnom Lolus. Un autre film de la dépense inconditionnelle est Lola Montes, de Max Ophuls (1955) – le film lui-même aura été, comme Ludwig, une dépense sans condition. ↩︎
  10. Le film était tourné en grande partie durant le crépuscule pour refléter l’âme trouble de Ludwig. ↩︎
  11. Il a entraîné dans sa mort le psychiatre qui avait dénoncé sa folie. ↩︎
  12. Tournage du 31 janvier au 15 juin 1972, à Bad Ischl, à la Kaiservilla, aux châteaux de Linderhof, Herrenchiemsee, Neuschwanstein, Hohenschwangau, Possenhoffen, Nyphenburg, au Théâtre Cuvilliès et à Cinecittà. ↩︎
  13. « Rien qui ne soit vrai : jusqu’aux bouquets de violettes fraîches fixés aux temps des chevaux d’Elizabeth » écrit Laurence Schifano dans Visconti, une vie exposée↩︎
  14. Mieux vaut oublier l’exploitation touristique qui est faite aujourd’hui de ses châteaux.  ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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