News from Home (Chantal Akerman, 1977)
Aux lettres d’amour maternelles, elle répond par la plus impersonnelle des répliques : une longue video postale
Chantal Akerman a quitté Bruxelles à l’âge de 21 ans. Elle a voyagé un peu partout (Paris, Jérusalem) et s’est provisoirement fixée à New York1 où elle vivait de petits boulots et s’est fait quelques amis dans le champ du cinéma expérimental2. Entre 1971 et 1973, elle a reçu de nombreuses lettres de sa mère inquiète, à laquelle elle répondait plus ou moins souvent. Ces lettres, elle les a conservées, et plus tard, après la reconnaissance internationale que lui a procuré son film Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles3, elle a décidé d’en faire un film. Elle est revenue à New York pendant l’été 19764 pour les prises de vues, avec l’aide de Babette Mangolte. Le film n’est donc pas contemporain des lettres qui y sont lues en voix off. Un demi-siècle plus tard, c’est devenu un geste de mémoire, une archive, mais sur le moment c’était plutôt une réplique dans le double sens du mot : Nouvelle secousse sismique succédant au choc principal d’un tremblement de terre, comme s’il avait fallu le décalage temporel pour assumer un certain choc (qui reste à définir), et Réponse vive, marquant une opposition, une réponse décalée, pour ne pas dire agressive, aux lettres éplorées de la mère. Il faut tenir compte de ce décalage dans le temps pour analyser le film. C’est une construction après-coup, une re-lecture des lettres et un retour sur place, une seconde expérience, une re-visitation ou re-vision des rues de New York. La réponse de Chantal n’est pas spontanée. Elle ne cherche pas à réparer le manque d’empathie dont elle avait fait preuve à cette époque, au contraire, elle accentue l’écart, le contraste entre d’un côté (l’Europe, la famille) un affect, une demande, et de l’autre côté (l’Amérique) une froideur impersonnelle.
On peut inscrire cette œuvre dans la série des nombreux films qui ont été tournés sur l’ambiance urbaine, la ville, depuis les années 19205. Chantal Akerman en donne une interprétation particulièrement pesante, lourde. On y sent moins le mouvement, l’activité, que la solitude, l’ennui. Le plus souvent, New York est presque vide, avec les trottoirs désertés, les voitures qui passent, les taxis qui ne s’arrêtent pas. La ville qui venait tout juste d’éviter la banqueroute est plutôt sale, bruyante. C’est une juxtaposition de façades noircies, de rues minérales, de garages, de parkings, de terrains vagues, de tunnels, d’immeubles banals, de fenêtres identiques, de personnes immobiles sur des chaises6. Quand il y a foule, c’est une foule dispersée de gens inaccessibles qui déambulent entre des passages cloutés, des camions, des autocars, des magasins. Ce ne sont pas des personnes, mais des ombres anonymes. Le métro est parcouru en tous sens : de dedans, de dehors, depuis les quais, les guichets, les boutiques souterraines, les couloirs, les wagons, les gens qui montent et descendent des escaliers. Chantal n’est pas vraiment chez elle ici, elle habite ce vide et reçoit les lettres de sa mère qui voudrait faire croire que son chez soi, sa maison, son home, serait là-bas, en Belgique. Mais il n’en est rien, car elle n’a pas de chez soi. La voix de sa mère ne peut pas en tenir lieu, d’ailleurs elle est souvent indistincte, étouffée par la sonorisation. Les recommandations de sa mère tombent à plat, et les nouvelles qu’elle donne sur sa santé et celle de son père, leur travail, leurs vacances, cette quotidienneté belge qui arrive par bribes, accentuent sa tendance à la dépression plutôt que de la soulager.
Dans les lettres domine une perpétuelle lamentation : contre le silence de Chantal, contre la difficulté de la vie, la pauvreté, la fatigue du travail, les incidents de santé, l’impossibilité de se rendre à New York, la limitation des envois d’argent. À la solitude dans la ville moderne répond la solitude dans le monde bourgeois. La mère supplie sa fille de donner des nouvelles et multiplie les informations plus ou moins pertinentes. Les lettres sont aussi répétitives que les scènes urbaines. Elles servent surtout à garder le lien, à faire famille. Presque toujours signées : « Ta maman qui t’aime et pense à toi » elles sont une demande d’amour à laquelle la fille ne répond pas par l’amour, mais répondra quelques années plus tard par un film. En citant textuellement les propos de sa mère, en la ventriloquant dans la pseudo-neutralité d’une voix off (qui est sa propre voix), elle lui rend hommage et disqualifie cet amour7. Le film est une longue carte postale où Chantal évite de prendre la parole, tout en faisant sentir en permanence sa présence physique, corporelle, derrière la caméra. En ne disant rien sur son expérience personnelle (rien d’autre que le film), en ne racontant rien, en faisant comprendre à sa mère qu’elle ne veut rien dire, elle fait œuvre. Le résultat est double : à la fois inconditionnel, détaché de tout affect, et au contraire débordant de sentimentalité refoulée, coupable. La réalisatrice aura remboursé sa dette, mais dans une autre monnaie, une sorte de fausse monnaie. Elle n’aura jamais dit « je », tout en saturant le film de son omniprésence.
Le film se termine par un travelling arrière sur le Staten Island Ferry. On entend le bruit de l’eau, du moteur, les cris des oiseaux. La ville s’éloigne, la voix off s’est éteinte, aussi absente que la destinataire. La réalisatrice assume sa réduction à une pure caméra, c’est-à-dire au néant. Quand les tours jumelles du World Trade Center s’effacent dans la brume, apparaît un écran noir, sans générique de fin.
- Elle n’est pas partie tout à fait seule puisqu’elle était accompagnée de Samy …, qui a contribué à certains de ses films et est devenu, lui aussi, cinéaste. ↩︎
- Les membres de l’Anthology Film Archives, dont Jonas Mekas. ↩︎
- Allusion possible à son père, qui vendait des gants et devait les commercialiser. Il est significatif que, dans le titre de ce film, elle ait inscrit une adresse. ↩︎
- Il s’agit, pour les Américains, de l’été du bicentenaire de la Déclaration d’indépendance. ↩︎
- Voici une liste de ce genre de films (non limitative), parfois qualifiés de symphonies urbaines : Ménilmontant (Dmitri Karsanoff, 1926), Rien que les heures (Alberto Cavalcanti,, 1926), Etudes de mouvements à Paris (Joris Ivens, 1927), Moskva (Mikhail Kaufman et Ilya Kopalin, 1927), Etudes sur Paris (André Sauvage, 1928), L’effet d’un rayon de sommeil sur Paris par un beau dimanche (Jean Gourguet, 1928), L’homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929), Skyscraper Symphony (Robert Florey, 1929), Nogent, Eldorado du dimanche (Marcel Carné, 1929), A propos de Nice (Jean Vigo, 1930), Les hommes le dimanche (Robert Siodmak, 1930), Lisboa Cronica Anedotica (José Leitao de Barros, 1930), Alfama, a velha Lisboa (Joao de Almeida e Sa, 1930), A Bronx Morning (Jay Leyda, 1931), Scenes of City Life (Muzhi Yuan, 1935), The City (Ralph Steiner et Willard Van Dyke, 1939), Nettoyage Urbain (Michelangelo Antonioni, 1948), Berliner Ballade (Robert A. Stemmle, 1948), Weegee’s New York (Weegee, 1948), On the Bowery (Lionel Rogosin, 1956), Paris la nuit (Jacques Baratier, 1956), In Paris Parks (Shirley Clarke, 1956), N.Y. N.Y. (Francis Thompson, 1957), East Side Summer (Rudy Burckhardt, 1959), Paris la Belle (Pierre Prévert, 1959), A Grande Cidade (Carlos Diegues, 1966), Brief von Paris (Walerian Borowczyk, 1975), Wienfilm (Ernst Schmidt Jr, 1976), Koyaanisqatsi(Godfrey Reggio, 1982), Beyrouth ma ville (Jocelyne Saab, 1983), Alexandria again and for ever (Youssef Chain, 1990), Cairo(Youssef Chahine, 1991), 111 fois Marseille, géographie intime (Jean-Paul Noguès, 2009). ↩︎
- Sont filmés le Bronx, Manhattan, Tribeca, la Dixième Avenue de la 30ème à la 47ème rue à Hell’s Kitchen, un quartier particulièrement défavorisé, le métro de la Septième Avenue notamment Times Square, etc. ↩︎
- Dans son dernier film, No Home Movie, Chantal Akerman rappelle le commandement biblique qui dit qu’il faut respecter les parents, mais ne dit pas qu’il faille nécessairement les aimer. ↩︎