A bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1959)

Déjà mort, faisant le deuil de lui-même, il peut transgresser les interdits, effacer les dettes et les engagements, désirer sans condition un amour impossible

Le film de Godard qui l’a rendu célèbre, par lequel sa carrière de réalisateur a été lancée, raconte une histoire paradoxale dans laquelle le personnage principal, Michel Poiccard, un truand interprété par Jean-Paul Belmondo, affirme dans le même temps 1/ sa personnalité unique, hors-norme, transgressive, séduisante, 2/ son effacement imminent, inéluctable, dont il accepte déjà les conséquences en proférant, pour ceux qui l’entendent, le deuil de soi-même. Désespéré, il rêve d’un départ ailleurs, en Italie, emportant avec lui l’argent qu’on lui doit pour un acte dont nous ne savons rien, en compagnie d’une étudiante américaine, Patricia Franchini, interprétée par Jean Seberg, qu’il vient chercher à Paris avec son magot, pour laquelle il proclame un amour intense, mais intermittent. Tout est lié dans ce dispositif : sachant qu’avec la mort il sera bientôt délié de tout engagement, de toute dette, il peut tuer, voler, mentir indûment, y compris à ses meilleur(e)s ami(e)s. Sachant que plus rien ne le liera à Patricia, pas même la naissance d’un enfant, il peut exiger d’elle la dernière preuve d’amour sans se soucier de la crédibilité de ses déclarations. Sachant qu’il est de toutes façons condamné, il peut pardonner sa dénonciatrice, négliger la fuite, feindre la confiance à l’égard d’autres truands dont la trahison est inéluctable. La proximité de la mort autorise tous les interdits, amalgame toutes les oppositions, elle annule les dettes et efface les culpabilités.

  1. Encore vivant, Michel anticipe sa fin inéluctable : Je me dois à la mort, je suis mort.

À son départ de Nice, il n’a pas un sou. Il vole une voiture américaine, s’engage solitairement sur la N7 dans l’aventure de la dernière chance1. Le revolver qu’il trouve dans la boîte à gants2 n’est pas qu’un instrument, c’est un signe, un fétiche dont il se sert pour tirer vers le soleil. En passant la ligne jaune pour doubler alors même que des motards sont en vue, il provoque le hasard, tue l’un des policiers et s’enfuit en courant. Tout se passe comme si le destin lui disait : tu es condamné. Plus rien ne l’arrête, plus rien ne compte. Les voitures sont faites pour rouler, pas pour s’arrêter, dit-il. Cette course dans les champs et la 2 CV dans laquelle il arrive à Paris sont des marques de faiblesse, de vulnérabilité. Il se précipite dans une cabine téléphonique d’où personne ne répond, cherche à voler de l’argent chez Patricia pour se payer un café. C’est un homme qui, déjà, n’est plus lié par aucun engagement, ne fait plus partie du monde. Ses propos, ses plaisanteries, ses contradictions, témoignent de son asocialité. Que l’argent lui soit remis sous la forme d’un chèque, endossable dans une banque, tend à prouver que ses activités étaient au moins semi-légales – mais ses interlocuteurs ne sont manifestement pas des hommes d’affaires, ce sont des truands comme lui, qui veulent s’en débarrasser. L’amitié est sur-jouée, à toutes les étapes de sa quête. On sent qu’ils sont prêts à le voler, comme lui est prêt à les voler. Croyait-il vraiment qu’il allait récupérer cet argent, ou faisait-il semblant d’y croire ? Tout indique qu’au fond de lui, il ne se fait aucune illusion. Il se conduit comme si, déjà, il déclarait : Je suis déjà mort, et d’ailleurs il le fait plusieurs fois : à la 44ème minute, à propos des Palmiers sauvages  de Faulkner :  » Ecoute dit Patricia, la dernière phrase c’est très beau. Between grief and nothing, I would take grief. Entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin. Et toi, tu choisirais quoi ? – Montre tes doigts de pied. C’est très important les doigts de pied chez une femme, rigole pas. – Tu choisirais quoi ? – Le chagrin c’est idiot. Je choisis le néant. C’est pas mieux, mais le chagrin, c’est un compromis. Je veux tout ou rien. Depuis maintenant je sais. » – il vient d’apprendre que Patricia est enceinte (de lui). À la 49ème minute, toujours à Patricia : « Je suis fatigué, je vais mourir. – Tu es fou. – Ouais, j’suis complètement dingue », et encore face caméra à son complice Berutti qui lui apporte l’argent : « Oui j’en ai marre. Je suis fatigué. J’ai envie de dormir »3. Berutti jette un pistolet à ses pieds, sans doute pour être sûr que la police le tuera. Ses amis ne voulaient plus de lui, même pas en prison. Il était condamné à mort de tous les côtés. Le film raconte ses derniers moments flamboyants, où jamais il ne cède, jamais il ne se repent. C’est un homme qui a le (rare) courage d’anticiper le moment de la mort. Avant même qu’elle n’arrive, il s’est déjà délesté de toutes ses relations dans le monde.

  1. Le désir, éruption et aphanisis.

Poursuivi, désargenté, Michel Poiccard ne peut plus faire état de son identité, et même ses faux papiers au nom de Laszlo Kovacs sont inutilisables. Il faut qu’il trouve un complice pour endosser son chèque et récupérer l’argent dans une banque. S’il est encore Michel pour quelqu’un, c’est seulement pour Patricia, et seulement à la hauteur d’un échange de désir avec elle qu’il cherche à entretenir autant qu’il le peut. Il ne cesse de dire qu’il l’aime, qu’il voudrait la toucher, l’embrasser, coucher avec elle, et cette insistance l’affecte, elle s’incline, elle obéit. Le désir, pour le quasi mort, est à la fois intense, exigeant, impératif, et menacé de disparition, d’aphanisis. Tous deux sentent que c’est la dernière fois : extrême limite, dernière fumée, derniers feux, dernières transgressions, le point où l’on atteint le bord. Michel est littéralement à bout de souffle. Tous deux fument, il tire sur sa cigarette comme si c’était le dernier dialogue, la dernière inspiration, la dernière vocalisation, l’ultime transition4. En ce point, le désir est encore plus impérieux, il faut qu’il ne soit plus contraint par aucune règle, qu’il se laisse déployer inconditionnellement5. Patricia le devine, elle y est sensible, elle répond à l’appel. Il faut une femme pour témoigner de ce qu’il en reste. Quoique non dupe, elle est entraînée dans la dérive. Puisque rien de ce qui arrive avec ce zombie qu’est Michel ne compte vraiment, puisque rien n’a d’importance, puisque les règles usuelles sont évacuées, elle peut l’accompagner, et elle le fera jusqu’au moment où la police la menace. Quand le flic s’adresse à elle, elle comprend vite. Elle n’ignorait pas que le mort, c’est lui, tandis qu’elle, en tant que vivante, elle est tenue de respecter les contraintes de la vie sociale. Elle ne se sera détachée du monde que pour quelques heures. Quant à lui, le temps lui aura fait défaut, mais pas le désir. Il aura voulu finir « désirant », et grâce à elle, il aura réussi. 

  1. Ils restent au bord de l’amour, sans franchir la limite.

Dans la relation entre Michel et Patricia, l’amour est sans cesse convoqué, et sans cesse il est remis en question. On ne doute jamais de la présence du désir, mais pour ce qui concerne l’amour, il n’y a aucune assurance, aucune certitude. Ce n’est ni un fait, ni une réalité, c’est un enjeu, et notamment l’enjeu de la dénonciation. Dialogue : « Michel, j’ai appelé la police. J’ai dit que tu étais ici. – Tu es cinglée, ça va pas non ? – Ça va très bien. Non ça ne va pas. Je n’ai plus envie de partir avec toi. – Oui, je le savais. – Je ne sais pas. – On parlait, je parlais de moi, et toi de toi. – Je trouve que je suis idiote. – Tu aurais du parler de moi, et moi de toi. – Je ne veux pas être amoureuse de toi. J’ai téléphoné à la police pour ça. Je suis restée avec toi parce que je voulais être sûre que j’étais amoureuse de toi, ou que je n’étais pas amoureuse de toi, et puisque je suis méchante avec toi, c’est la preuve que je ne suis pas amoureuse de toi. – Redis-le! – Et puisque je suis méchante avec toi, c’est la preuve que je ne suis pas amoureuse de toi. – On dit qu’il n’y a pas d’amour heureux, mais c’est le contraire. – Si je t’aimais… C’est trop compliqué. – Au contraire, il n’y a pas d’amour malheureux. – Je veux que les gens s’occupent pas de moi! – Mais je suis indépendant. – Peut-être que tu m’aimes. – Toi tu y crois, mais tu l’es pas. – C’est pour ça je t’ai dénoncé. – Je suis supérieur. – Maintenant tu es forcé de partir. – Tu es cinglée! C’est lamentable comme raisonnement! » Quand la police lui montre le journal, elle comprend qu’il est un vrai meurtrier, un vrai malfrat, un vrai truand, pas un truand de carton-pâte, mais un menteur, un petit salopard. C’est justement pour ça qu’elle l’aime, et c’est aussi pour ça qu’elle le dénonce. Elle est divisée, partagée dans son rapport à lui, elle n’y peut rien. Il est admirable et insupportable, médiocre et somptueux. Elle veut le forcer à partir sans lui, mais lui, il est au bout du rouleau, il savait depuis l’origine qu’elle ne l’accompagnerait pas et ne veut pas partir seul. Ils n’ont pas cessé de s’interroger sur un amour impossible.

  1. La loi triomphe, dans sa cruauté.

À la fin c’est la police qui gagne, et c’est Michel qui a le dernier mot : « J’suis vraiment dégueulasse »6. Il parle de lui-même, de ce qu’il a fait, peut-être de sa vie, on ne sait pas. « Qu’est-ce ça veut dire, dégueulasse ? » demande l’Américaine. « T’es une fille dégueulasse » traduit (dégueulassement) le policier. C’est lui, le flic, qui aura trahi Michel, et non pas Patricia qui se tourne vers nous dans un regard-caméra et nous interroge, nous spectateurs : « Jugez moi, si vous en avez le droit, le courage ». (Nous savons qu’elle n’aura été que l’instrument de son désir).

  1. Ce qu’il restera de lui.

Pendant tout le film, Michel ne cesse d’appeler. Personne ne lui répond au téléphone, ses comparses ne sont jamais là, et Patricia se retire au moment crucial, sans tenir compte de la trace de leur relation dans son corps. Elle aura envoyé à la mort le père de son enfant, sans y penser, car à l’annonce de sa grossesse, lui-même n’avait pas répondu. Se sachant mort, il ne pouvait pas envisager la paternité, le mot n’avait aucun sens pour lui. S’il avait répondu, il se serait inscrit dans la circulation généalogique des humains, ce qui pour lui était impossible (puisqu’il était mort). L’enfant à naître ne pouvait pas être celui de Michel Poiccard, car Michel Poiccard n’existait plus, ni sur le plan biologique ni sur le plan familial. Un mort ne procrée pas, un proto-cadavre ne laisse aucun reste (et d’ailleurs Jean-Luc Godard n’a pas eu d’enfant).

  1. Jean-Luc Godard fait au cinéma ce que Michel Poiccard fait à la société.

Le grand film, le film incontestable, le chef d’œuvre qui a ouvert pour lui la célébrité et surtout la possibilité des films suivants, À bout de souffle, raconte une histoire dans laquelle un personnage qui ne respecte aucune règle établie, qui transgresse les interdits les plus élémentaires, fait ce que Jean-Luc Godard fait au cinéma. Comme Poiccard, Godard ne cède jamais. Il suit son chemin sans se dissimuler ni se culpabiliser, ll n’hésite jamais à se dénoncer lui-même (Je suis vraiment dégueulasse), notamment quand il joue le rôle du mouchard d’un film7. Comme Poiccard, il porte des lunettes noires, comme Poiccard, il se cache derrière des dialogues à lire toujours au second degré. Comme Poiccard, il est dégagé de tout endettement – puisqu’en tant que réalisateur, dès que le film est fini, il est déjà mort. « Dénoncer, c’est très mal. – Non, c’est normal. Les dénonciateurs dénoncent, les cambrioleurs cambriolent, les assassins assassinent, les amoureux s’aiment » dit Michel, et ajoutons : les cinéastes sont morts.

  1. À l’époque, la N7 était le lieu par excellence où on pouvait aller vite. ↩︎
  2. Au moment où Brassens commence à chanter : « Il n’y a pas d’amour heureux… », une phrase que Michel répétera à la fin du film, après la dénonciation de Patricia. ↩︎
  3. Ce ne sont pas les seules citations, il y en a d’autres (plus indirectes) : l’homme accidenté qui meurt dans la rue, la citation de Lénine (« Nous sommes tous des morts en permission »), le choix du concerto pour clarinette de Mozart écrit peu avant sa mort. ↩︎
  4. On peut comparer les images de fumée avec celles des Smokers de Wesselmann dans les années 1973-74, quand la cigarette était encore compatible avec le healthy little guy↩︎
  5. Aujourd’hui tout le monde connaît le fameux aphorisme de Lacan : il ne faut pas céder sur son désir.  ↩︎
  6. La plupart du temps, les gens entendent : « C’est vraiment dégueulasse », mais ce n’est pas ce que j’ai entendu. Je crois que Michel Poiccard parlait de lui-même. ↩︎
  7. Dans A bout de souffle, Godard joue lui-même le rôle du premier dénonciateur de Poiccard (53′). ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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