Noël à Miller’s Point (Christmas Eve at Miller’s Point, Tyler Taormina, 2024)

Pour pallier l’épuisement du « chez soi », on multiplie les ornements, les plats, les cadeaux et les chansons nostalgiques, mais ça ne marche pas, on n’est plus nulle part

C’est l’histoire d’une veillée de Noël, a priori plutôt ennuyeuse comme toutes les veillées de Noël, y compris celles auxquelles chacun d’entre nous est (plus ou moins) obligé de participer. Dans ce cas particulier, la famille est italo-américaine, leur nom est Banesta, la fête a lieu dans la maison de la grand-mère (ou arrière grand-mère), à Long Island, dans l’État de New York1, et elle est supposée durer toute la nuit. Toutes les générations se retrouvent autour de la grande table, sauf bien sûr les plus petits qui font table à part ou jouent aux jeux vidéo (ceux des années 2000 post 11 septembre, avant la généralisation des smartphones2). Ils sont tellement nombreux qu’on ne s’y retrouve pas, on ne sait plus qui est qui, on repère les quatre frères et sœurs qui discutent de la nécessité de mettre la vieille dame en maison de retraite, les uns sont pour et d’autres contre (évidemment ce sont ceux qui ne s’en occupent pas), mais on apprendra plus tard que de toutes façons la maison est déjà vendue et la place déjà réservée pour la dame dans une institution respectable. Il ne s’agit donc pas de n’importe quel Noël, mais du dernier Noël dans cette maison, ce qui explique l’étrange ambiance nostalgique de fin du monde ou de fin d’unmonde, qui ne prend pas la forme d’une apocalypse mais de l’aboutissement d’un épuisement progressif, celui de la vieille maison familiale, d’un « chez soi » qui ne l’est déjà plus, d’une retrouvaille familière et familiale qui ne se répétera plus jamais de la même façon. 

Dans ce chez soi en voie de disparition, il y a d’une part un vide, mémoriel car seule la matriarche se souvient du passé de la famille, culturel car plus rien des traditions religieuses ou autres ne subsiste, affectif car ces personnes sont à la fois proches et distantes, solitaires et séparées, et d’autre part un gigantesque « trop », trop-plein d’objets : les cadeaux, les guirlandes, les plats, les bonbons, les boules sur le sapin, la bande-son, etc. On imagine le temps passé pour préparer, organiser cette fête, pour noyer la maison dans l’entassement des bibelots, des jouets, des vieilles photographies ou cassettes VHS, la prolifération des détails, la multiplication des saynètes jouées par les très nombreux acteurs et actrices, par contraste avec la vacuité générale. Il ne se passe presque rien, pas d’événement notable sauf la sortie sous la neige pour assister au défilé des chars de pompiers dont on ne voit presque rien (quelques images quasi psychédéliques), jusqu’à ce que, profitant de l’inattention et du regroupement des adultes dans le salon, deux des filles s’éclipsent en secret : Emily3, dont la mère est mal à l’aise pendant toute la soirée et le père visiblement une « pièce rapportée », et Michelle4, pas gênée par son léger embonpoint. On assiste à leurs retrouvailles avec d’autres copains du quartier, aux discussions (tout aussi vides) de la nouvelle génération qui se moque de la cérémonie rituelle, au spectacle d’une jeune femme patinant sur un lac gelé, à la formation de couples qui vont flirter dans les voitures, et finalement au désarroi des deux fugitives, leur retour un peu piteux dans le giron familial.

Ce film situé au début des années 2000, écrit par des représentants de la nouvelle génération (Tyler Taormina est né en 1990), avec un mélange d’acteurs professionnels, fils et filles de cinéastes ou amateurs, ponctué de chansons des années 1950/60, témoigne d’une inquiétude largement partagée au début de ce siècle. Le « chez soi » perdu auquel le film est dédicacé (For the Lost. May They find their Way home on Christmas Eve), c’est aussi le « chez soi » américain, un home mythique que les Trumpistes d’aujourd’hui prétendent défendre. On n’est plus chez nous disent-ils, la « great » America a disparu, et avec elle ce type de fête où s’affirmait le nous, le commun. Mais la question de savoir pourquoi le malaise s’inscrit au cœur de ces fêtes reste opaque. Certes il y a l’hybridation, les mélanges, les mariages mixtes, mais visiblement dans le film l’unique Noir, l’unique Asiatique et l’unique Juive5 sont bien intégrés, à tel point qu’on ne les remarque même plus, et pourquoi s’opposeraient-ils à ce rituel ? Ce ne sont pas eux qui menacent le « chez soi », c’est quelque chose de plus subtil, de plus sournois, de plus profond, un sentiment perdu, un deuil indéterminé, une sorte de dé-consommation qui fait jeter les cadeaux directement dans la poubelle. Ce monde est fini. Il ne recommencera jamais pour cette famille telle qu’elle est. Sans l’avoir voulu, ni choisi, ni décidé, les descendants ne s’y identifieront plus. Ce film marqué par l’angoisse, l’incertitude, n’ouvre sur aucun avenir déterminé. Certes des couples se forment, mais qu’ont-ils d’autre en commun que le souci de passer le temps ? La jeune Emily, qui n’hésitait pas à se révolter contre sa mère pendant le repas, rapporte un tas de donuts récupérés dans une poubelle. Les policiers municipaux, revenants d’un vieux film burlesque, s’interrogent sur la place du droit et finissent la soirée en compagnie des loups solitaires et des SDF, dont l’un est incarné par Sawyer Spielberg, rejeton d’un autre grand réalisateur – comme si le cinéma lui-même était entraîné dans l’errance générale. Le film cristallise une bascule en cours, sans fournir aucun indice sur le point d’arrivée. 

  1. Le réalisateur a grandi dans cette ville, dans une famille qui organise depuis 50 ans ce type de réveillon. ↩︎
  2. Et avant ce que le réalisateur nomme « la décadence esthétique des années 2010 (laideur des voitures et de la déco) », dans une interview au Monde. ↩︎
  3. Interprétée par Matilda Fleming. ↩︎
  4. Interprétée par Francesca Scorsese. ↩︎
  5. Non sans quelques stéréotypes : l’Asiatique gère efficacement une startup, la Juive a participé à une bar mitsva. ↩︎
Vues : 3

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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