Demon (Marcin Wrona, 2015)

En exigeant une justice impossible à instaurer, le dibbouk interdit l’oubli

Après un long séjour en Angleterre, Peter dit Python1 ne parle plus très bien polonais, à moins qu’il l’ait appris récemment, ce n’est pas très clair. En tout cas il arrive à s’exprimer dans cette langue pour son mariage avec Żaneta, dont il a rencontré le frère Jasny dans sa vie professionnelle. Le jeune couple a accepté le cadeau du père Zygmunt, une vieille maison délabrée qu’il avait lui-même héritée de son père Staszek. Ils ont décidé de commencer par y construire une piscine pour laquelle un bulldozer est déjà sur place. Un grand mariage somptueux à la polonaise a été organisé dans la grange qui jouxte la maison, le lendemain. Heureux de se trouver là, Python ne perd pas de temps, il prend le volant du bulldozer et commence à abattre quelques arbres, et c’est alors qu’il entend un bruit bizarre. Il descend et voit, dans un trou, un squelette humain. Intrigué, il revient dans la maison et trouve quelques indices qui renvoient à des gens qui ont habité là, probablement avant les grands-parents de Żaneta dont la photo trône sur les murs. Il interroge Zygmunt qui dissimule mal son embarras, se déclare sceptique, prétend que ce ne sont pas des restes humains mais plutôt d’un animal. Le mensonge est si évident que Python, devenu Piotr pour la famille, ne dissimule plus sa curiosité. Son comportement commence à changer. Il manque de spontanéité, a du mal à se concentrer sur l’événement du mariage, la cérémonie, la danse, les lourdes blagues, les embrassades, les toasts qui se succèdent. Quand on en arrive aux discours, un nom inattendu sort de sa bouche : Hannah. Son malaise ne concerne pas seulement sa voix mais aussi sa vue. Au milieu de la foule joyeuse des invités, il entrevoit ou hallucine l’image d’une femme moins blonde que les autres, aux habits démodés, qui lui jette des oeillades en longeant les murs de la grange. Son esprit devient confus, il ne sait plus avec il danse, et surtout son corps lui échappe. Tendu, secoué, il tremble de plus en plus et finit par perdre complètement le contrôle. Le médecin qui participe à la noce l’examine, évoque une crise d’épilepsie puis explique que les symptômes sont bizarres, ne correspondent à rien. Le mieux, dit-il, c’est de faire appel au prêtre, mais celui-ci n’en sait pas plus et voudrait surtout se débarrasser du problème, s’en aller une fois pour toutes. Ce qui arrive ensuite est encore pire : Piotr se replie sur lui-même, ne semble pas reconnaître son environnement. Il ne parle plus ni anglais, ni polonais, mais yiddish. On appelle le seul Juif de l’assemblée, le vieux professeur Szymon Wentz auquel plus personne ne voulait faire attention jusque là, qui entame une conversation dans cette langue et se rend compte que Piotr n’est plus lui-même, il est possédé par un dibbouk, une femme juive nommée Hannah2. Dans sa jeunesse, Szymon a eu le béguin pour celle qui était alors une jolie jeune fille et s’était éprise d’un Polonais. Entendant cette voix revenue du passé par la bouche de Piotr, il pleure.

Pendant ce temps la fête de mariage continue à l’insistance de Zygmunt et de sa femme Zofia. On boit de plus en plus de vodka, on chante et on danse, on avale des gâteaux, les invités font ce qu’on attend d’eux dans une confusion totale tandis que Piotr est caché dans un coin. Nul ne sait d’où est partie la rumeur, mais elle se répand : Piotr est possédé par un démon, une femme juive. Peu importe que ce soit vrai ou non, un mariage polonais ne s’arrête jamais, sans se rendre compte qu’il est habité par certains vieux rites juifs (briser un verre lors du passage sous la houpa) et certaines musiques à connotation klezmer. Mais Żaneta ne peut plus participer à cette fête. Elle creuse la terre à l’endroit où se trouvait le squelette, dans l’espoir qu’une trace de son fiancé éphémère pourrait se révéler. Mais Piotr est parti, son corps et son âme (y compris celle de Hannah) ont disparu. En compagnie du professeur qui prononce doucement le nom de ceux qui habitaient dans chacune des maisons, reconnait la synagogue occupée aujourd’hui par le boucher, elle continue à chercher, sans succès. Żaneta est la seule à ne pas vouloir se résigner à la dissolution du mariage décidée par son père avec l’accord du prêtre. Mariée à Piotr, elle se sait liée pour toujours à Hannah. Son comportement est exactement l’inverse de celui du reste de la famille : faire le vide dans la grange, se débarrasser de la voiture de l’intrus immatriculée en Angleterre. Pour en finir avec cette triste histoire, Zygmunt se lance dans une longue déclaration entrecoupée de silences et de ricanements : Rentrez chez vous et dormez en paix. Nous nous réveillerons demain, et quand nous ouvrirons les yeux, tout sera clair pour nous. Le sommeil se chargera de supprimer les souvenirs. Nous devons oublier ce que nous n’avons pas vu ici, parce que ce dont nous avons été témoins n’a été que l’effet d’une hallucination collective. Nous pensons que nous y avons participé, mais nous ne faisons que le penser. Je vous rêve, et vous me rêvez. C’est juste un rêve collectif, un rêve dans le rêve. En fait, il n’y a jamais eu de mariage. Vous n’étiez pas ici. Je n’étais pas ici, et il n’y a pas non plus de fiancé. Il n’y en a jamais eu. L’anéantissement des acteurs rejoint la vacuité de la fête.

Dans le film de Michał Waszyński, Le Dibbouk (1937), la jeune Léa est possédée par un mort : le garçon qu’elle aime, Hannan. Plutôt que d’être séparée de lui, elle décide de mourir elle aussi. Dans le film de Marcin Wrona3, c’est le garçon Piotr qui est possédé par la jeune Hannah. Il préfère lui aussi quitter ce monde plutôt que d’être séparé d’elle. Mais il y a un reste à cette opération : Żaneta. Après la dispersion des invités qui croisent un convoi funéraire, après la destruction complète de la maison avec le bulldozer prévu pour la piscine, après la destruction de toutes les traces des occupants précédents y compris la photo du mariage de Hannah avec un certain Piotr, on voit Żaneta franchir une rivière. On devine qu’elle répudie sa famille, qu’elle quitte définitivement la Pologne. Ce n’est pas pour elle que Piotr était revenu dans son pays, c’était pour Hannah, mais il ne reste rien d’eux, et ce n’est probablement pas un hasard si Żaneta avait voulu que son mariage soit organisé dans cette maison de campagne. Les Polonais ont l’habitude de ce genre d’oubli, mais pas elle. Que peut-on faire contre l’oubli ? L’oubli est pire que la mort. Après la mort il y a un deuil, des tombes, un récit, mais après l’oubli, il n’y a plus rien. Rien ne garantit la subsistance des traces. 

C’est ici qu’il faut en venir à ce qui n’est ni extérieur au film, ni anecdotique : le suicide de Marcin Wronia le 19 septembre 2015, sur les lieux mêmes du festival de Gdynia où le film Demon venait d’être projeté. Quelles que soient ses motivations effectives, nous pouvons dire qu’en décidant de mourir, le réalisateur prenait la succession de son personnage Piotr. Il rejoignait ce couple énigmatique, formé peut-être en 1937 (l’année de réalisation du film Le Dibbouk) et reformé en 2015 de la façon la plus improbable, par le cinéma. Il nous sollicitait pour que nous n’oublions pas ce qu’il en reste, le film. Il laissait aussi, bien vivante, son épouse et productrice Olga Szymanska, qui allait se charger de la distribution, répondre aux demandes d’interviews – sans jamais dévoiler, semble-t-il, les ressorts intimes du suicide. Une des caractéristiques du dibbouk, par rapport à d’autres types de spectres, est qu’il ne cède jamais sans que, de son point de vue, la justice ne soit restaurée. Dans la pièce de Shalom Anski, son amoureuse Léa se tourne vers lui malgré les efforts du plus grand rabbin de son temps. Dans le film de Marcin Wronia, Żaneta porte les deux amants dans son être, ce qui va au-delà du simple souvenir qui n’est que le prélude à l’oubli. Mais il y a plus : le film lui aussi existe, il porte lui aussi les deux amants, il témoigne de leur existence. En disparaissant, Marcin Wronia lui cède la place. 

  1. Interprété par l’acteur israélien Itay Tira. ↩︎
  2. Un nom qui peut rappeler Hanan, le dibbouk qui s’introduit dans l’esprit de la Léa du film Dibbouk, de Michał Waszyński (1937). ↩︎
  3. Dont le scénario n’est pas basé sur la pièce de Shalom Anski mais sur une œuvre de l’auteur polonais Piotr Rowicki. ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *