A Serious Man (Joel et Ethan Coen, 2009)

Un dibbouk qui fait de l’incertitude un principe de vie, une obligation éthique, métaphysique, un pas au-delà du monde
Dans le prologue qui précède le générique1, situé quelque part en Europe de l’Est dans un shtetl avant la grande migration vers l’Amérique des débuts du 20ème siècle, Dora déclare que le personnage qui apparaît sous le nom de Rabbi Groshkower, que son mari Velvel a rencontré par hasard sur la route après avoir brisé une roue de sa charrette, ne peut être qu’un dibbouk. Elle en est sûre, elle en est certaine, pour la simple raison que le véritable Rabbi Groshkower est mort trois ans auparavant. Elle donne des détails : il est mort du typhus, dans la maison de Pesel Bunim qui a célébré le deuil pour lui et lui a raconté personnellement. Selon Dora, cette rencontre est une malédiction, elle en est sûre. Mais si l’on s’en tient, rigoureusement, à la définition du dibbouk, Rabbi Groshkower, qui selon Velvel est capable de réciter par cœur des passages entiers de la Mishna (Talmud) et a étudié le Zohar, n’est pas encore un dibbouk à ce moment-là. Il est soit vivant soit mort, à la fois vivant et mort, ou ni vivant ni mort, dans une position où il aura l’occasion, plus tard, de devenir un dibbouk, mais il reste en attente. L’occasion arrive en 1967. Larry Gopnik2, professeur de physique quantique dans une petite ville du Midwest3, enseigne le principe d’incertitude. De même que le chat de Schrödinger oscille entre présence et absence, le professeur est à la fois présent et absent chez lui, présent et absent dans ses cours, présent et absent à la synagogue, etc. Il ne connait même pas la limite de sa propriété. Rabbi Groshkower choisit cet homme parce que le principe d’incertitude les concerne tous deux, parce qu’ils sont tous deux incapables de se stabiliser dans une position définitive. Au moment où son esprit pénètre le corps de Larry Gopnik, le rabbin devient un dibbouk. Mais il y a plus, car ce dibbouk-là ne fait pas que réclamer la justice, il affecte l’ordre des choses. Supposons que Dieu lui-même devienne dibbouk, c’est exactement ce qui se passerait. Comme le dit l’exergue du film : « Reçois avec simplicité tout ce qui t’arrive ». Rabbi Groshkower devient pour Larry une sorte de Dieu, un Dieu du genre de celui dont il démontre les formules mathématiques au tableau. Que Dora se soit ou non trompée, que Rabbi Groshkower ait été alors vivant ou mort, le rabbin a aujourd’hui tous les traits d’une sorte de dibbouk divin. Il a reçu un coup de poignard qu’il n’avait pas mérité. Dora, sûre de son bon droit, n’en subit pas les conséquences, et c’est Larry Gopnik, sûr de rien, qui doit faire avec ce qui lui arrive. Une conviction personnelle (celle de Dora, qui a d’elle-même attiré sur elle la malédiction4) se transforme en question métaphysique. On a affaire à un Dieu qui est, lui aussi, un véritable chat de Schrödinger – ce qui explique qu’il s’en prenne à un professeur de physique quantique.
Il est probable (quoique pas absolument certain) que Larry Gopnik hérite d’une malédiction déclenchée par une faute d’un (ou d’une) de ses ancêtres. Il n’y est pour rien, il n’a rien fait, mais il va successivement perdre sa femme Judith, son appartement, son compte courant, subir le chantage d’un étudiant, devoir assumer les tricheries, les escroqueries d’Arthur, son frère à la recherche d’une méthode de calcul infaillible pour gagner au jeu (le « Mentaculus »), payer un abonnement du Columbia Record club qu’il n’a jamais commandité5, financer la mort accidentelle de l’amant de sa femme, recevoir des lettres anonymes qui risquent de mettre en cause sa titularisation, avoir un accident de voiture au moment même où son ennemi est tué dans un autre accident, etc. Tout cela tombe sur lui comme une punition divine sans qu’il ait aucun moyen d’en connaître la cause : son ancêtre Dora qui au lieu de douter du statut de Rabbi Groshkower, avait l’absolue certitude qu’il était un dibbouk, ce qu’il n’était pas encore. À travers l’espace et le temps, c’est lui qui est condamné à tout mettre en question, y compris ce qui depuis toujours lui paraissait le plus stable. D’un côté, c’est un châtiment, mais d’un autre côté, si l’on suit l’interprétation du rabbin Dalsace entendu à la radio le 29 mars 2015, cette perte est aussi une délivrance. Toute la vie qu’il menait auparavant, programmée, réglée, close sur elle-même, c’était son Egypte. Les malheurs qui lui arrivent, c’est une possibilité de libération. Cela prouve qu’une malédiction peut toujours se transformer en bénédiction – une possibilité virtuelle, incalculable, qui reste à concrétiser. Tout dépend du dibbouk de l’incertitude, le tout autre (Hachem), une interprétation que confirment les deux rabbins interrogés, qui tous deux répondent à côté de la question (admirer la beauté du parking selon Rabbi Scott – qui ne porte même pas de kippa et ne sait pas ce qu’est un gett6, recevoir un appel en yiddish gravé derrière les dents d’un patient, selon Rabbi Nachtner).
L’ambiguïté continue avec la fin du film. Une tornade arrive sur le lycée, le drapeau américain est fortement secoué, il risque de tomber du mât. On a l’impression qu’une catastrophe majeure va arriver. Mais les choses ne sont pas aussi tranchées. D’une part, certains des problèmes de Larry semblent se résoudre : il est nommé professeur titulaire, il récupère sa femme, son fils passe sa Bar-Mitsvah – et en outre il accepte de tricher pour faire passer dans la classe supérieure l’élève coréen qui a cherché à le corrompre. Mais d’autre part il doit encore subir les conséquences de ses problèmes : une facture astronomique chez son avocat (la dette n’est pas soldée), son frère Arthur qui habite toujours chez lui, et on lui annonce des résultats d’examens médicaux inquiétants. Ni complètement tiré d’affaire, ni complètement noyé, il ne réussit jamais à voir le rabbin Marshak, le seul qui aurait pu le conseiller. Mais ce rabbin voit son fils après sa Bar-mitsvah et lui rend la cassette du Jefferson Airplane que le professeur d’hébreu lui avait confisquée. C’est l’histoire du chat de Schrödinger : Larry reste dans l’incertitude. Tout se passe comme si le rabbin laissait peser la dette sur le père, mais pardonnait au fils. Après la sortie d’Egypte, c’est la génération suivante qui est libérée. Le père doit encore subir les 40 ans dans le désert, tandis que le fils n’a même pas à rembourser les 20 dollars qu’il devait à son camarade Fable, dealer de marijuana. Finalement Larry Gopnik accepte l’entrée dans sa vie de l’irrationnel, de l’ambivalent, de l’oblique. Il se délivre d’un excès de droiture, il n’est plus l’homme sérieux. Rien n’exclut que le dibbouk revienne plus tard, dans une génération ultérieure. On ne sait jamais si la dette est, ou non, soldée, ou si elle le sera. Grâce au dibbouk, le professeur de mathématiques, qui démontre l’incertitude sur le vaste tableau de l’amphithéâtre (dans l’indifférence de tous les étudiants), l’accepte enfin aussi pour lui-même.
Ce n’est pas tout. Des critiques ont noté que le film reprenait la structure du Livre de Job, l’homme vertueux, le juste biblique puni sans raison, conseillé par trois amis (les trois rabbins du film) et finalement sauvé par Dieu. Job interroge, mais ne reçoit aucune réponse. De même le rabbin Marshak refuse de recevoir Larry, mais il remet à son fils Dany le baladeur qui lui permettra d’entrer en communication avec l’au-delà (au-delà de la famille, au-delà de la banlieue, au-delà de l’enseignement qui lui est donné). Larry Gopnik ne communique pas avec Dieu, mais de temps en temps il rêve : accompagner son frère qui fuit au Canada, ou coucher avec Mrs Samsky, sa voisine qui arbore une mezouza mais passe ses journées à bronzer nue dans son jardin. Un « mensch », ce n’est pas l’homme du commun, c’est au contraire l’homme des rêves impossibles, des aventures inimaginables. Alors que dans tout le film Larry Gopnik ne cesse de répéter « Je n’ai rien fait », il rêve de faire quelque chose. C’est ce rêve qui lui revient sous la forme du dibbouk. On devine que les descendants de Larry, professeur d’université comme leur père, sont les frères Coen eux-mêmes, et que le prolongement de ce rêve cinématographie, c’est leur œuvre.
- Tourné en yiddish, au format 1.37 qui renvoie au passé par rapport au format 1.85 du film. ↩︎
- Interprété par l’acteur juif Michael Stuhlbarg, alors inconnu. ↩︎
- Le film a été tourné en décors réels dans une réplique de la maison de St Louis Park, Minnesota, où les frères Coen ont grandi. ↩︎
- Dans cette situation, c’est le mari Velvel qui est lucide. Il déclare : « Dos iz sof ha-mayse. Alts iz farshvunden. » (« C’est la fin. Tout a disparu. ») ». ↩︎
- Allusion possible à la Cabale. Le disque commandé, Abraxas, sorti seulement en 1970 (trois ans après la période du film), renvoie à une transcription du nom de Dieu, gravée sur des amulettes ou des talismans. ↩︎
- Acte de divorce qui doit être accepté par le mari. ↩︎