Mother, I Am Suffocating. This Is My Last Film About You (Lemohang Jeremiah Mosese, 2019)

Je porte en moi ma mère, ma patrie, elles m’étouffent, trop lourdes pour que je tienne sous leur poids, je les chasse
Lemohang Jeremiah Mosese est un cinéaste originaire du Lesotho qui vit à Berlin. Il se sent très berlinois mais n’a jamais quitté l’Afrique, et ne la quitte pas. Mother, I Am Suffocating. This Is My Last Film about You s’adresse à sa mère dont le souvenir reste au Lesotho, à son pays et à l’Afrique en général. Il s’exprime en anglais qui n’est pas exactement sa langue maternelle, et il dit : « J’ai une patrie, mais ce n’est pas la mienne ». En reprenant cette formule, j’inverse la phrase de Jacques Derrida : « J’ai une langue, mais ce n’est pas la mienne » – car Derrida parle de la langue de l’exil, celle qu’il parle sans avoir le sentiment que c’est la sienne (le français), tandis que Lemohang Jeremiah Mosese parle de sa mère, son pays, dont les souvenirs et les images l’habitent continûment, sans qu’il ait le sentiment qu’ils sont les siens. Le peuple du Lesotho, ses habitants, les passants des rues, les vendeurs, les acheteurs et les promeneurs, les vieux tous ridés et les enfants qui jouent, les hommes soucieux et les femmes affairées, c’est son peuple, et en même temps ils sont des étrangers pour lui, des inconnus avec lesquels il ne semble pas communiquer. Peut-être a-t-il communiqué avec eux dans le passé, peut-être pas, il s’en rappelle et ne s’en rappelle pas.
Une femme avance au bord d’un fleuve. On la voit d’abord indirectement, par son reflet dans l’eau, tomber sur ses genoux, se relever, puis son visage apparaît, noir, couvert de sueur. Elle porte une lourde croix en bois et regarde avec angoisse et inquiétude autour d’elle. Difficilement, elle se relève et continue dans la poussière. Les gens la laissent passer, sans parler, sans interférer, sans faire un pas dans sa direction. D’autres visages apparaissent, puis des tas d’objets, de chaussures, des listes de noms, pierres tombales ou monuments mémoriels, des mains ridées, des moutons, des fleurs, etc. Une voix off féminine s’exprime, répétant le titre : « Mother, I Am Suffocating. This Is My Last Film About You ». Quand la voix s’arrête, on entend une musique religieuse, musulmane ou chrétienne, ou les deux à la fois (ce n’est pas une musique du pays, plutôt un requiem à l’occidentale). Maman, je t’ai déjà abandonnée dit la voix, tandis que des visages inexpressifs regardent vers la caméra. Ils sont sérieux, durs, on ne sait s’ils observent par curiosité, incrédules, ou s’ils jugent. À proximité se trouve un homme avec de fausses ailes d’ange. La voix exprime sa culpabilité : Maman, je devrais t’écrire une lettre, j’ai pensé le faire mais tu ne la liras jamais. On voit les objets de la vie, machines à coudre, cheminées, baraques de bidonvilles, aiguilles à tricoter, tout un monde auquel le filmeur n’appartient plus. Ne pouvant parler de sa propre voix, c’est lui qui a instauré la voix off. Il est partagé, divisé. Ces visages sont aussi le sien, mais ils ne le sont pas car tout en étant là, il est déjà parti. Il est toujours Noir, mais se sert des moyens mécaniques de l’homme blanc. Il n’est pas seul dans ce cas : les traces du colonisateur sont partout : les voitures, les portraits de Jésus, les vêtements, les micros, les discours. Il n’est pas venu au Lesotho pour retrouver l’authentique, car l’authentique n’existe plus. « Maman, je me souviens de toi quand j’avais douze ans, tu connaissais les musiques de l’homme blanc, puis la religion est arrivée ». Dès qu’il est question de croyance, la femme à la croix revient, traînant la charge trop lourde, absurde, inutile. Les passants, hommes et femmes, s’écartent pour la laisser passer. Qui est cette femme ? Un double du filmeur, ce narrateur qui n’a rien à raconter, rien d’autre que l’avancée de cette femme souffrante qui est aussi lui-même. « Maman, tu étais si belle. Tu ne voyais plus que les saints, le sacré, tu ne voyais plus le monde, tu ne me regardais plus dans les yeux ». La caméra circule parmi les taxis, les gens désœuvrés, les chanteurs, les marchands, les publicités qui remplacent les vieilles histoires, les récits, et aussi cette mère qu’on ne voit jamais. Le narrateur devine qu’on ne l’entendra pas, ni ici, ni là-bas, et pourtant il parle. La dernière fois qu’il a parlé la langue de sa mère, il avait honte, et encore maintenant, il a honte d’elle, il doit porter cette honte comme une croix. Il ne peut pas faire autrement, il est à la place de la porteuse noire, très noire, qui le regarde avec insistance et qui continue, à sa demande, car il est à la fois écrivain, filmeur et narrateur. C’est sa vie et ce n’est pas sa vie (autobiocinématographie). Par moments la foule court, effrayée. Plutôt que d’étouffer dans le sein de sa mère, il préfère émigrer vers une terre étrangère, et pourtant il est là, dans le corps de la femme noire qui porte la croix. « Maman, je ne peux pas te défendre, je ne peux que te filmer, te voir à travers les yeux de l’homme blanc. Tu mérites mieux, mais c’est ainsi que je te vois, victime et martyre, dans ta nudité ». Les voix se mêlent, les langues, les pensées, elles se contredisent, se figent comme dans une tombe. Elles ne semblent recéler aucun avenir, aucun espoir, si ce n’est par ailleurs (dans le monde de l’homme blanc). L’adieu est impossible, il n’a pas de fin, pas d’aboutissement, pas d’au-delà. Le passé n’est pas réparable, les fautes ne seront pas expiées, la transmission n’aura pas lieu. « Maman, tu n’aurais pas du mourir, et les autres non plus, ils ont l’air déjà morts même s’ils ne le sont pas. ». Le narrateur n’a plus de larmes pour pleurer, il pleure la mère et son pays. Je t’aime et je te hais, je t’aime et je te hais, je t’aime et je te hais dit-il, au moment où la femme à la croix se dresse, debout, au milieu d’une foule. C’est confus, brutal, une carcasse qu’on écartèle, un couteau qu’on déchire, un visage aveuglé par des liens, des femmes qui tricotent sans rien confectionner, rien d’autre que la désolation, la désertion. Le film se termine au son d’une respiration blanche, neutre, angoissante. Le narrateur donne son adresse à Berlin, il parle de ses nouveaux amis, mais son visage est masqué. Seul espoir : la citation du début, avant le générique : « Out of these ruins and ashes, I’ll knit you a new face and a new pair of eyes. Everything from here will look beautiful ». C’est un jeune garçon qui le regarde, triste, interrogatif, mais pas désespéré. Le regard-caméra nie tout ce qui avait été dit jusqu’alors. Il affirme que, là-bas, on peut encore voir les choses avec un autre regard, se tricoter un nouveau visage, une nouvelle paire d’yeux. Depuis Berlin, le narrateur se regarde dans le miroir, ce n’est pas lui-même qu’il voit, c’est encore elle, maman. Mais que voit le jeune garçon ? Pas la même chose que lui. Ce qui compte désormais, c’est ce que voit le jeune garçon.
Qu’a fait Jeremiah Lemohang Mosese par ce film ? Son cinéma aux pieds nus, revendiqué par le collectif Mokoari, ne laisse pas deviner ce qu’il fait. Il laisse entendre qu’on ne peut pas s’émanciper du colonialisme, car plus jamais on ne verra le monde en-dehors de son regard. Le dé-colonial est encore colonial, dans les têtes et les rues, impossible à éradiquer. Il y a plus d’audace à accepter cela qu’à le nier. Il dit ce qui est difficile à entendre, mais ce qu’il dit va également dans le sens inverse. Le narrateur désirerait se délivrer de sa mère, mais quand il se voit dans un miroir, c’est elle qu’il voit. Le premier visage est aussi impossible à éradiquer que le second. Il n’y a pas d’authentique, et pas non plus d’inauthentique. Le peuple premier se mélange avec le second, et tous ceux qui ont suivi. On changera encore de regard.