Breaking the Waves (Lars von Trier, 1996)

Un amour inconditionnel, sous emprise, par le simple pouvoir de la voix, fait des miracles
L’histoire se passe au début des années 70, en Ecosse, dans les Highlands, mais elle pourrait être située plus tard ou plus tôt. Son « lieu » (temporel) est celui d’un passage entre plusieurs modernités. Bess MacNeill1, une jeune femme émotive et quelque peu névrosée, se marie avec Jan Nyman2, un homme qui travaille au large, sur une plate-forme pétrolière. Elle est très religieuse, n’a pas connu d’homme avant lui, se donne à lui dans les WC le jour même de la cérémonie de mariage, ils s’aiment. Peu après, il doit repartir travailler sur la plate-forme – une situation bien connue dans la région, quand les hommes allaient pêcher en mer. Pour elle, la séparation est insupportable. Elle ne peut pas vivre sans lui, ne sait pas comment elle supportera les dix jours d’attente. Le seul contact possible passe par une cabine téléphonique. Il a du mal à respecter l’horaire, elle s’endort avant d’être réveillée par le prêtre qui passe par là, ils se déclarent mutuellement leur amour. Cette scène de la cabine téléphonique met en place, dans une seule conversation, toute la problématique du film. « J’entends ta respiration, tu entends la mienne », se disent-ils, et le souffle passe, et ce qui passe est bien plus qu’une respiration, c’est une alliance érotique, ils font l’amour à distance. Dès cette scène, avant même l’accident qui le rendra paralysé, tétraplégique, la voix de Jan, séparée de son corps, est un substitut phallique. Il lui a fait toucher son sexe, et voici qu’elle le frôle des lèvres. Cette sorte de fellation imaginaire et spirituelle franchit l’espace, comme si la voix réussissait à les rapprocher, les coller fantasmatiquement l’un sur l’autre. Ils n’en sortent pas indemnes, tous deux vivent ensuite sous l’emprise de cette situation-là. Sans rencontre charnelle, sans plaisir physique, c’est devenu un lien insécable, une relation sans autre cause qu’elle-même, inconditionnelle. Ses conséquences vont se déployer l’une après l’autre, sans contrôle possible.
Avec sa famille luthérienne, sa communauté guindée, rigide, elle a été éduquée selon les principes d’une autre époque qui remonte très loin dans le temps tandis que lui habite le monde moderne, celui du pétrole et de la consommation. Il est descendu à elle d’un hélicoptère, comme un ange, un outsider, tandis qu’elle est montée vers lui comme une vierge, une personne pure, ancrée dans le terroir, indemne de tout engagement. Le corps est le seul lieu où ils pouvaient se rencontrer, mais avec eux la rencontre ne pouvait pas être seulement corporelle. S’ils se sont unis, c’est dès le début par un fantasme dont ils ne savaient rien et qu’ils ont découvert peu à peu. C’est cette dissymétrie, cette dissociation primitive qui a fait de leur mariage autre chose que l’union conjugale prescrite par la communauté. La première scène, pré-générique, est claire : le mariage, pour elle, c’est l’union avec Dieu, l’amour de Dieu au ciel. Ce n’est pas un blasphème car cet amour n’est pas spirituel, il se concrétise, comme tout amour humain, par le corps des amants. Leur étreinte trop passionnée, excessive, masquait l’étrangeté de l’événement, elle préparait le moment suivant, inéluctable, la mise à l’épreuve. On peut se dire a posteriori qu’il ne pouvait pas en être autrement.
Le film démontre qu’une voix qui prend le dessus sur une relation corporelle est infiniment plus exigeante, puis puissante voire plus brutale qu’une domination physique. Avant même de rencontrer Jan, Bess était dominée par la voix. Faute de croire en celle du pasteur, elle fabriquait elle-même la voix divine, elle l’incarnait. Elle n’avait pas, à proprement parler, des hallucinations, mais elle se ventriloquait pour elle-même cette voix divine dont elle avait besoin dans son for intérieur. Jan paralysé n’était plus qu’une voix, à laquelle elle se sentait tenue d’obéir dans le simple but de le garder vivant. La voix lui disait : Fais-moi vivre, et cette injonction était sacrée. Jamais elle ne la confondait avec celle de l’église ou d’une autorité quelconque. Il n’y avait pour elle qu’une seule voix crédible; qu’elle sorte de sa propre bouche ou de celle de son époux n’y changeait rien. Dans son esprit, le savoir des médecins était conditionnel, tandis que le pouvoir de la prière n’était limité par aucune contrainte, aucune condition – même forcée de s’éloigner de Jan, et même si la voix de Dorothy dite Dodo sa belle-sœur aimée, venait, à son tour, se substituer à la sienne, la ventriloquer. Comment se donner, sans limite et sans réserve, à une voix ? Elle n’aurait pas trouvé la réponse elle-même, il aura fallu la voix de Jan pour la lui donner – une voix fragile, toujours menacée de disparition (comme celle de Dieu), dépendante d’un respirateur ou de substances médicales. La voix lui disait : « Il faut que ce soit sexuel, ou rien ». Il fallait qu’elle lui raconte des expériences réelles avec des hommes. Le côté sexuel la dégoûtait, mais la dimension de don inconditionnel résonnait avec son mode de vie (ou de survie), son éthique. Jan était bien intégré dans sa communauté (les foreurs), mais Bess était déjà marginale, fragile, soignée à l’hôpital après la mort de son frère. Elle était connue pour son dévouement, sa bonté, sa générosité, son abnégation, sur un mode exagéré qui pouvait faire honte à sa famille (car trop de bonté, c’est déjà au-delà du bien). Je ne supporterai plus que ton comportement nous déconsidère lui avait déjà dit sa mère, qui attachait plus d’importance à sa communauté qu’à sa propre fille. Déjà déconsidérée, elle n’avait rien à perdre, et son devoir ne supportait aucune borne, aucun raisonnement, aucun calcul. L’important, disait-elle, c’est de croire, et ma principale qualité, c’est que « Je sais croire ». Pour elle l’emprise était une qualité.
La limite du don inconditionnel est le sacrifice pour autrui. En se donnant sans réserve à des hommes pour en faire le récit à Jan, Bess achète sa survie. Elle croit avoir provoqué l’accident fatal par sa prière, son désir qu’il revienne immédiatement. C’est donc elle la coupable, ce qui l’oblige à se sacrifier, elle aussi. On entre dans une logique transactionnelle, une compensation des culpabilités incompatible avec l’inconditionnalité du don. Plus elle est punie, pense-t-elle, mieux il ira : le don de soi devient quasi commercial. Elle est battue, humiliée, excommuniée de la communauté. Ses prières véhiculées par la voix de Dodo aboutissent à un miracle : Jan remarche. Elle se sera donnée, sacrifiée pour qu’il vive, c’est le but qu’elle recherchait. La prostitution est payée par l’autodestruction. En équilibrant les comptes (plus catholiques que luthériens3), elle se rallie à l’église – et sa mère en pleure. Elle sera morte de bonté : c’était une sainte, et ce sont les cloches de l’église, restituées, qui sonneront lors de l’immersion de son cadavre dans la mer – mais il n’y aura pas de résurrection.
- Interprétée par Emily Watson. ↩︎
- Interprété par Stellan Skarsgård. ↩︎
- Lars von Trier est lui-même issu d’un milieu luthérien converti au catholicisme. ↩︎