Sirāt (Óliver Laxe, 2025)

Rencontrer la mort sur le chemin détourné d’une danse, une fête, une jouissance tragique

Pourquoi s’éloigner de la ville à la tombée de la nuit, prendre une route poussiéreuse, rejoindre un lieu plus ou moins clandestin, interdit, des inconnus anonymes éclairés par des lasers, des néons ou des objets enflammés, au son d’un musique assourdissante, danser toute la nuit (parfois plusieurs) jusqu’au lever du soleil ? Le mot « rave » en anglais signifie délirer, divaguer, s’emballer. To rave about, c’est s’exciter à propos de quelque chose (ou de quelqu’un), avec une dimension de plaisir, de jouissance, de louange. To rave it upc’est faire la bringue, et to rant and rave tempêter. Une rave review est une critique élogieuse voire dithyrambique. Dans rave party, il y a coalescence de toutes ces significations, souci de les vivre toutes dans le même moment, simultanément. Mais le mot a d’autres connotations, plus intrigantes dans la perspective du film. Le dictionnaire Linguee propose comme citation (non sourcée) : « The man was raving, saying he had just seen a ghost » (L’homme délirait, disant qu’il venait de voir un fantôme). Il y a dans le raving une dimension de rêve, de fiction, de cauchemar, de spectralité. Quelque chose d’ancien, d’archaïque, fait retour. Let them be a comfort for you so you will not be afraid of being lost, as you think, on account of your desolate suffering, which makes you rave cite aussi le dictionnaire (avoir peur d’être perdue, comme tu le penses, à cause de 1a souffrance qui te plonge dans la désolation et te fait délirer). Le délire de la rave n’est pas seulement joyeux, il est aussi mélancolique, triste, nostalgique. Il fait penser au nirvâna, cette expérience bouddhiste qui, dit-on, réunit « éveil, extinction, libération, illumination, délivrance, vacuité absolue, paix suprême, désir d’annihilation », et qu’on compare parfois à « un feu qui ne brûle pas » pour souligner sa dimension impossible, paradoxale et ambivalente. Si tout cela n’était pas connoté de plaisir, de transgression, d’une jouissance addictive, on n’irait pas, mais de vastes foules s’y rendent, bravant les réprobations, la police ou l’armée, elles s’emparent de territoires dont elles détournent l’usage, disposant dans des champs ou des déserts un Sound System de haute technicité afin de procurer aux participants la plus corporelle et la plus vibrante des sensations. Avant même le road-movie auquel le film nous invite, la question du retrait en soi-même, d’une déprise qui ressemble à la mort, est au cœur des rave parties. Dans des lieux détournés, dépersonnalisés, au son de musiques électroniques répétitives, des basses traversantes si puissantes que pendant le temps de la fête la parole est proscrite, le vécu se frotte à l’excès : à la fois hyper-collectif, hyper-individuel et désubjectivé, il supprime les obligations, les contraintes, les hiérarchies, les dépendances. La rave est un moment de mort sociale pendant lequel les obligations de la vie sont suspendues. Bien sûr ce n’est qu’un moment, un simulacre après lequel on rentre à la maison, à l’abri des camions, des campings-cars et autres SUV qui franchissent aisément les pistes caillouteuses sous la protection de l’armée – mais quand même.

L’audace du film, c’est qu’il franchit cette limite. Il raconte l’histoire de Luis1, quinquagénaire venu avec son fils Esteban2 âgé d’environ 12 ans dans l’espoir de retrouver sa fille Marianne dite Mar qui a quitté la maison familiale espagnole depuis six mois pour participer à l’une de ces raves dans le désert marocain. Munis de photos, Luis et Esteban interrogent sans répit les participants, espérant trouver un indice, une trace de la jeune femme. Ils restent bredouilles, jusqu’au moment où ils rencontrent des raveurs3 qui leur parlent d’une autre fête de l’autre côté du désert, près de la frontière de la Mauritanie. Avec cette seconde fête surgit une autre problématique : une voie risquée, incertaine qui, au-delà de la fête, pourrait vraiment conduire à la mort. Le film a pour titre un mot arabe, ṣirāṭ, qui vient du grec strata : voie, route pavée. Sur un coup de tête suggéré par son fils, Luis décide de suivre deux camions qui s’orientent dans cette direction, vers le sud, à travers les montagnes de l’Atlas. Ils sont cinq dans ces deux camions, deux femmes (Jade et Stephy) et trois hommes, Josh, Bigui auquel il manque une main et Tonin auquel il manque une demi-jambe. Tous sont bilingues, parlant le français et l’espagnol, mais aucun ne connait l’arabe, ce qui laisse supposer qu’ils ne savent pas exactement ce qu’ils font – d’ailleurs les Arabes croisés sur la route ne leur procurent aucune aide. Evitant la route goudronnée où circulent des convois militaires, ils suivent une autre route qui passe par la montagne. Il s’agit, selon Óliver Laxe, d’un pont entre le paradis et l’enfer. Si l’on en croit les vulgarisations trouvées sur la toile, l’aṣ-ṣirāṭ al-mustaqīm du Coran est une voie bien particulière, la voie droite qui mène à Dieu4. On arrive d’abord à l’enfer au-dessus duquel se trouve un pont extrêmement fin et tranchant, aṣ-ṣirāṭ, qui pourrait conduire au paradis, mais seuls « les prophètes, les véridiques, les martyrs et les vertueux » peuvent emprunter ce chemin. Il faut croire que nos raveurs (ou teufeurs) ne répondent à aucune de ces catégories, car le chemin de ces chanceux leur est barré – ils vont plutôt à l’envers, dans le mauvais sens, du paradis vers l’enfer, comme si la rave avait été divine et le voyage dans le désert un retour inattendu vers la souffrance. La rave est structurée, encadrée, organisée, c’est un rituel, une cérémonie élaborée suivant les règles du genre, tandis que deux énormes camions entretenus par des amateurs suivis par une camionnette de ville, écoutant à la radio des messages qui laissent deviner le début d’une troisième guerre mondiale, c’est dans le contexte du sud marocain une sorte de folie, une transgression sans rapport avec la rave elle-même. 

Les événements sont implacables. Premier drame : Luis oublie de serrer le frein à main de sa camionnette, celle-ci dévale les pentes, emportant le jeune Esteban dans la mort. Venu chercher sa fille, il a perdu son fils. Désespéré, il marche à travers le désert. Les autres le suivent, le rattrapent, installent les enceintes et se mettent à danser. Retour à la rave, mais le nirvâna ne durera pas longtemps : Jade explose sur une mine suivie par Tonin. Il y a deux morts de plus enterrés par Luis qui n’a pas pu enterrer son fils. Ils se savent sur un champ de mine, chaque pas peut entraîner la mort. C’est ce qui arrive à Bigui, et sur le groupe initial de sept, ils ne sont que trois à se joindre aux autres réfugiés transportés par le train du désert, dont on devine qu’ils ont eux aussi vécu quelques tragédies. Le film se termine sur le retour amer, silencieux, des trois anciens raveurs dans la foule indifférente.

Ce cadre étant tracé, on peut s’interroger sur les autres significations du film. Il se pourrait que l’humanité en soit là, jouir d’un plaisir mortel. Elle consomme un peu plus de pétrole et salit un peu plus les océans, sans penser que c’est le chemin de la seconde route : le monde s’en va, il se perd (Die Welt ist fort). Que reste-t-il à faire ? Mourir avec lui, l’imiter dans un autre genre de mort. « Je voulais un film qui exprime quelque chose de notre temps. C’est un saut dans l’abyme, la célébration de la fin. C’est la fin du monde, mais dansons. Vous pouvez hurler, pleurer, mais comme disent les raveurs, continuez à danser »5. Ce n’est pas un hasard si le premier personnage à mourir dans le film est un enfant : s’il n’y a pas d’autre avenir que la rave, alors l’enfant n’y a pas sa place. Sur ce plan, la morale de l’histoire, s’il en est une, c’est que Luis aurait mieux fait de laisser Mar suivre son chemin. En cherchant à tout prix à la localiser, à la ramener chez lui, il a conduit son propre fils à la mort. Si avenir il y a, il est peut-être du côté de Mar. Fatiguée de danser, peut-être a-t-elle choisi d’autres routes latérales, même dangereuses. Il arrive qu’on y survive.

Au-delà de cette leçon, le film insinue une autre morale moins morale, plus détachée de toute considération éthique : ceux qui meurent meurent sans raison, pour rien, et ceux qui vivent vivent aussi sans raison, pour rien. Rien ne justifie qu’on soit dans un camp ou dans l’autre. C’est un pur hasard, une série de circonstances sans raison ni logique. Cette morale-là est inavouable : la route (ṣirāṭ) ne mène nulle part, elle est sans issue, ni enfer ni paradis.

  1. Interprété par Sergi López. ↩︎
  2. Interprété par Bruno Núñez. ↩︎
  3. Ces personnages, qui portent le même prénom que les acteurs, sont des non professionnels. ↩︎
  4. Oliver Laxe déclare sa foi, sa confiance dans la lecture du Coran. Il a vécu longtemps au Maroc où il s’est intéressé au soufisme. ↩︎
  5. Interview donnée à FilmComment. ↩︎
Vues : 7

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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