Abyme, supplémentarité, néant

L’excès de mise en abyme produit, dans le même temps, du supplément et de l’anéantissement

Depuis toujours, la mise en abyme hante la représentation et plus généralement l’œuvre, l’œuvre d’art, mais le cinéma est l’art qui s’y prête le plus aisément – ne serait-ce que parce que, par essence, il est déjà mise en abyme (un monde dans un monde, le monde dans le monde). De très nombreux auteurs s’en sont souvenus : Woody Allen dans Stardust Memories (1980) ou Zelig (1983), Fritz Lang dans La Femme au Portrait (1944) ou Dziga Vertov dans L’Homme à la Caméra (1929). Mais allons directement aux extrêmes. Deux films de Quentin Dupieux presque contemporains usent systèmatiquement du procédé : Daaaaaali!(2023) et Le Deuxième Acte (2024). Dans le premier, une journaliste essaie de faire un film. Tout indique qu’elle échoue mais le film final (signé Quentin Dupieux) est ce film, tout en le contenant1. Dans le second, des acteurs jouent un rôle d’acteurs se jouant eux-mêmes, tout en ne s’engageant jamais personnellement, puisque les acteurs qu’ils jouent ne sont que les personnages du scénario. Ils ne se mettent en avant en tant qu’acteurs que pour s’effacer complètement. On croit voir ces acteurs, mais on ne voit que leur ombre spéculaire. En multipliant ces procédés, le cinéma élimine progressivement le monde qui l’entoure. Il n’en fait plus partie. En s’auto-affectant, il fabrique souverainement sa propre référence, ce qui veut dire qu’il ne représente plus rien, ne contient plus rien sauf lui-même. Toujours plus de films signifie toujours moins de monde.

Prenons un autre exemple, un peu plus exotique : Leonor will never die, de Martika Ramirez Escobar (2022). Là aussi, la mise en abyme est associée à l’anéantissement, à la mort. Une réalisatrice filme sa mère et sa grand-mère de son point de vue en réalisant le film qu’aurait désiré faire sa grand-mère. Mais la grand-mère finit par mourir, et le film est l’histoire de cette mort. En faisant ce que son aïeule n’a pas fait, la petite-fille réalise et déréalise à la fois ce personnage. Qui est qui ? On n’en sait plus rien. Le film nous plonge dans un paradoxe sans nous fournir les moyens d’en sortir, et nous procure, ce faisant, un étrange et douteux plaisir.

  1. Remarquable mise en pratique du paradoxe de Russel. Un barbier se propose de raser tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes, et seulement ceux-là. Le barbier doit-il se raser lui même ? On ne peut répondre ni par oui, ni par non. Si vous vous demandez si le film de la journaliste et celui de Dupieux sont les mêmes, vous aboutissez au même genre de paradoxe. ↩︎
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