Il faut endurer l’aporie
Il faut endurer l’aporie, c’est une citation de Jacques Derrida dont pour une fois je cite le nom mais que je préfère attribuer à mon interlocuteur préféré, Jack Y. Deel, afin de la discuter librement, avec mes piètres moyens. L’aporie, c’est comme les énigmes insolubles ou les problèmes de famille, il arrive qu’elle exerce une certaine fascination mais nous avons tendance à la fuir, la nier, l’ensevelir sous des montagnes de sens. L’endurer, comme le propose cette proposition, ce n’est pas seulement la subir quotidiennement comme nous en avons l’habitude, c’est la reconnaître, la figer, la durcir. Il y a de l’aporie par exemple quand nous affirmons notre identité, notre personnalité unique, tout en ayant recours aux modes d’action et aux stratagèmes les plus banals. En affirmant notre moi par le je le plus net, le plus tranché, nous donnons corps aux stéréotypes les plus éculés. En imaginant et réalisant Zelig, Woody Allen a porté à l’extrême cette démarche. Il a montré que pour être aimé comme individu, il fallait d’abord se nier en faisant ce qu’il faut pour être aimé. Je dois me mettre à la place d’un autre qui porte les attributs de l’être aimé, mais alors, qui est celui qui est aimé ? Le film se termine par un mariage, mais ce n’est pas Zelig, finalement, qui est aimé, c’est un autre qui n’a plus aucune personnalité, qui n’a même pas de nom. Woody Allen, le réalisateur, endure cette aporie à sa manière en faisant un pas de plus, en exprimant par un film la situation dans laquelle nous sommes. C’est un objet qui n’est pas sorti du néant. Il a été longuement réfléchi, calculé, hautement élaboré sur les plans technique, esthétique, historique – afin de donner corps à la thèse la plus simple, la plus radicalement et subtilement poésie : Je ne suis pas ce que je suis. Cette assertion non plus n’est pas très originale et pourtant c’est cela, endurer l’aporie, prendre acte du caractère aporétique de la la déclaration divine : Je suis ce que je suis, car le premier je ne peut pas être le même que le second. Ce n’est pas pour rien que l’amour entre Woody Allen et Mia Farrow s’est révélé impossible.
Bien des films et des auteurs tournent autour de la même contrainte paradoxale. Dans El (1953), Luis Buñuel montre un personnage qui cherche à posséder ce qu’il sait ne pas pouvoir posséder. Dans La La Land (Damien Chazelle, 2016), deux gardiens de l’inconditionnel trouvent le moyen de ne pas se rencontrer. Dans Effets secondaires (Steven Soderbergh, 2013), la jolie Emily au fin visage triste cumule les rôles de victime et de coupable. Dans Le lion est mort ce soir (Nobuhiro Suwa, 2018), Jean-Pierre Leaud joue sa propre mort en la vivant, la marque la plus crédible de l’impossibilité la plus notoire. Dans It must be heaven(2019), Elia Suleiman interroge le monde où il habite en parfait étranger. Dans Vanya on 42nd Street (Louis Malle, 1994), les déclarations testamentaires se multiplient en l’absence d’héritiers. Dans La belle Noiseuse (Jacques Rivette, 1991), le dévoilement de l’œuvre montre l’impossibilité de l’art. Dans Passion (1982), Jean-Luc Godard voudrait faire film de l’aporie, c’est-à-dire du désert, tandis que dans Les Mystères d’une Âme (Georg Wilhelm Pabst, 1926), une présentation pédagogique de la psychanalyse refoule l’inconscient. Le cinéma ose présenter le plus aporétique de l’aporie, tandis que nous nous épuisons, par nos écoutes et nos interprétations, à faire sens.