Films ultimes

Retrouver, par un film ultime, le plus singulier de son expérience

Parlant du tout dernier film signé par un réalisateur, son film ultime, on évoque parfois son caractère testamentaire, sans s’interroger sur le sens que peut prendre ce mot, dans ce cas particulier. S’il n’y a ni confession, ni transmission, ni legs au sens habituel du terme, de quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qui, éventuellement, pourra rester vivant au-delà de la vie propre du cinéaste ? On peut soutenir que certains de ces films inaugurent une autre logique ou modalité du testamentaire qu’on peut nommer, faute d’expression plus précise, un appel de singularité. Le film renvoie à ce qu’il y a de plus unique, de plus irremplaçable, dans la vie et l’œuvre de ce réalisateur (ou réalisatrice). 

On trouve ce genre d’appel dans des films très singuliers, incomparables, comme Wanda (Barbara Loden, 1970) ou Kinski Paganini (Klaus Kinski, 1989). La réalisatrice (ou réalisateur) y a placé l’essentiel de son rapport au monde. On n’y rencontre ni stéréotype, ni procédé classique du cinéma. Klaus Kinski est mort peu après (1991) de manière inattendue, et Barbara Loden n’a pas pu, malgré ses efforts, réaliser un autre long métrage jusqu’à son décès (1980). Voyant ces films, on ne peut pas s’identifier au personnage, mais seulement à l’auteur. On trouve une implication de ce type dans Ma Vie Ma Gueule de Sophie Fillières (2024). Errant dans un monde qui n’est plus le sien (ou ne l’a jamais été), Barberie Bichette évacue toute généralité, se tient à distance de ce qu’on nomme le réel ou le cycle de la vie, elle choisit d’oublier ses expériences sans lendemain et de ne se remémorer que ce qui lui apporte, en cet instant, un plaisir (la cigarette) ou un positionnement décalé (quelques poèmes). Elle se retire dans un lieu quasi vide où presque personne, sauf un chanteur lacunaire, ne pourra l’accompagner, pas même sa famille, ses enfants. Le testament, c’est la signature.

Comme Sophie Fillières, Andreï Tarkovski ne savait pas qu’il était malade quand il a commencé le tournage du Sacrifice pendant l’été 1985. Il avait d’autres projets et ne considérait pas ce film comme testamentaire. En raison de la progression rapide de la maladie (il est mort en décembre 1986), on a pourtant du mal, aujourd’hui, à considérer ce film autrement. Tout se passe comme si, après son exil, le monde de Tarkovski avait déjà commencé à s’effriter, se replier sur lui-même, se dissoudre – un point commun avec son personnage Alexandre. Il a suffi d’un événement extérieur (une guerre nucléaire dans le film, une obstination de la censure en URSS) pour concrétiser la situation de retrait et lui donner l’aspect d’un sacrifice religieux. Mais le retrait, la tentation de s’annihiler pour laisser place à autre chose, opéraient depuis longtemps dans l’œuvre même, de Stalker à Solaris.

Il est difficile de dire si le dernier film d’Henri-Georges Clouzot est L’Enfer (1964) ou La Prisonnière (1968). Clouzot étant mort en 1977, sans en avoir réalisé d’autre, il s’agit en tout état de cause du dernier et de l’avant-dernier, avec tellement d’éléments communs, de continuités (liberté d’une femme, jalousie d’un homme, art opto-cinétique, un réalisateur presque mort, qui doit être hospitalisé), qu’il serait légitime de les analyser comme un seul et même film, une seule substance testamentaire qui concerne plus que l’histoire, plus que le récit : le cinéma comme tel. Clouzot n’a jamais renoncé à maltraiter ses acteurs·trices. Ce geste lui semblait nécessaire pour démontrer le contrôle total qu’il exerçait sur l’image, le son, l’action. Plutôt que de perdre sa place de souverain absolu du film, il préférait mourir, laisser s’envenimer sa situation, son échec, tout arrêter. Son œuvre ne devait être soumise à aucune autre condition que sa volonté – un objectif évidemment inatteignable, impossible. L’Enfer est resté inachevé et La Prisonnière est considéré comme un « grand film malade » (Truffaut). « Tu domineras l’impossible », enseigne-t-il aux jeunes cinéastes.

Quand il a mis la dernière main à ce qu’il considérait comme son dernier film, Scénario, Jean-Luc Godard savait qu’il allait mourir le lendemain matin, 13 septembre 2022, à 10 heures. Le rendez-vous était pris pour le « suicide assisté », pour employer la terminologie locale. Jean-Paul Battaggia et Fabrice Aragno croyaient avoir fait l’essentiel en tournant début septembre un plan-séquence où Godard montre sa brochure qu’il a nommée Scénario tout en sachant qu’il s’agissait de tout autre chose, car il ne s’attendait pas à ce que le film soit tourné. C’est un autre film qui a été tourné par ses assistants, intitulé Scénarios, pour lequel il a donné des instructions très précises la veille de sa mort programmée, le 12 septembre 2022. La première version de Scénario en six parties ne suffisait pas, il en fallait une autre, une de plus, une septième, après d’autres septièmes postérieurs au final de la brochure, une page ajoutée, une image de mer, un montage pour le quatrième de couverture. Mais Godard est ainsi, il en faut toujours plus, jusqu’au tout dernier moment, jusqu’à la dernière heure, et cela fonctionne probablement toujours, après sa disparition (c’est son testament).

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