Nul n’est à l’abri des rêves de l’autre
Dans une intervention tenue le 17 mai 1987 à la FEMIS, Gilles Deleuze déclare : « Je crois qu’une idée, c’est très simple. Ce n’est pas un concept, ce n’est pas de la philosophie. Un concept, c’est autre chose. De toute idée, on peut peut-être tirer un concept, mais je pense à Minnelli. Minnelli, il a, il me semble, une idée extraordinaire sur le rêve. Elle est très simple, on peut dire, elle est engagée dans tout un processus cinématographique qui est l’œuvre de Minnelli, et la grande idée de Minnelli sur le rêve, c’est que le rêve de ceux qui rêvent concerne ceux qui ne rêvent pas. Et pourquoi ça les concerne ? Parce que dès qu’il y a rêve de l’autre, il y a danger. A savoir que le rêve des gens est toujours un rêve dévorant qui risque de nous engloutir. Et que les autres rêvent, c’est très dangereux, et que le rêve est une terrible volonté de puissance, et que chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres, même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, c’est une terrible dévorante, pas par son âme, mais par ses rêves. Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu. »
Nombreux sont les films où le rêve de l’autre se manifeste, soit directement, comme dans Dream Scénario (Kristoffer Borgli, 2023), où le plus innocent des hommes est transformé en bouc émissaire quand il est absorbé dans les rêves des autres, soit indirectement, par les conséquences de ce rêve, comme dans Laura (Otto Preminger, 1944), où Laura découvre le policier Mark McPherson endormi chez elle. Entraînée dans son rêve, elle ne peut que tomber amoureuse de l’homme. Dans Coma (Bertrand Bonello, 2022), chaque jeune fille semble habiter les rêves de toutes les autres – un enfermement collectif qui s’explique peut-être par le rêve de l’influenceuse. Tout cela confirme la thèse de Deleuze, en ajoutant peut-être que cette entrée dans le rêve pourrait exister dans tous les films, voire constituer l’essence même du cinéma.
On ne peut rien prouver dans ce domaine, mais l’on peut toujours témoigner, et l’un des films qui témoigne avec le plus de vigueur du statut du rêve de l’autre est celui de David Lynch, Blue Velvet (1986). Le jeune Jeffrey sait-il qu’il rêve ou pas ? Il est impossible de le savoir, car il y a plus d’une façon d’interpréter le film. Peut-être croit-il avoir vécu cette invraisemblable histoire qui combine les fantasmes de meurtre de père, de castration (l’oreille coupée), d’inceste (coucher avec une femme plus âgée), d’ambivalence (à l’égard de sa petite amie), de désir sadique, de voyeurisme, de culpabilité et de châtiment – sans parler du fétichisme. Peut-être l’a-t-il seulement rêvée, comme on peut s’en douter à la fin du film, quand il se réveille, précédé par son oreille. Peut-être est-ce David Lynch qui l’a rêvée, ou peut-être seulement nous, les spectateurs. En tout cas le film est devenu culte, il s’imprime dans les cerveaux, il risque de nous engloutir comme le dit Deleuze. C’est dangereux, mais la difficulté, le problème, c’est que nous ne pouvons pas nous en passer, du rêve de l’autre. Jeffrey ne pourra supporter le mariage et la triste vie dans une ville de province que grâce à ces rêves.