Videodrome (David Cronenberg, 1983)
L’écran n’est pas extérieur au corps : il le parasite, le colonise, le soumet, le remplace, y ajoute toujours plus de dépendances et de sensations, et enfin survit à sa mort
La société de Max Renn1 s’appelle Civic TV et sa chaîne câblée de Toronto Channel 832. Trop petite pour résister à la concurrence, elle doit trouver des programmes originaux qui sortent de l’ordinaire, impressionnent le spectateur, stimulent ses pulsions, les exacerbent. Las du porno trop soft comme de la violence trop banale, il cherche quelque chose de plus alléchant, aussi bien pour le spectateur que pour lui-même. C’est alors qu’on l’invite au talk-show d’une présentatrice nommée Rena King3 où il rencontre une animatrice radio, Nicki Brand4, jolie femme vêtue d’une excitante robe rouge. Il y a aussi, dans l’émission, un certain Brian O’Blivion, spécialiste des médias, qui prétend que la télévision est « the retina of the mind’s eye », la rétine de l’œil de l’esprit (une formule qui sonne mieux en anglais qu’en français). Max Renn ne l’écoute pas, il pense surtout à séduire Nicki, sans se rendre compte qu’il est en train de tomber dans un piège qu’il se tend à lui-même. Il y a pourtant un point commun majeur entre lui et Brian O’Blivion : tous deux communiquent avec leur entourage par le biais de cassettes. C’est ainsi que le film commence : un message audiovisuel par K7 Betamax de sa secrétaire Bridey, annonçant à Max Renn, dès son réveil, le programme de la journée.
À vrai dire, sa maladie avait commencé avant même la fatale émission de télévision. Elle se nomme : toujours plus. Pour attirer le spectateur, il en faut toujours plus : plus de racolage, plus de sensations, plus de sexe, plus de violence. Il n’imagine pas d’autre moyen pour attirer les spectateurs. C’est alors que son collaborateur, Harlan5, un technicien dont il comprend mal les méthodes, lui présente un extrait piraté de Videodrome : une femme fouettée et torturée sur un mur de boue argileuse6. Fasciné par ce spectacle, il essaie de localiser ses producteurs afin de le diffuser sur sa chaîne. Videodrome apparaît comme le programme parfait pour atteindre ses objectifs : un coût de production minimal pour un résultat maximal. Le problème, comme le lui dit son amie Masha, c’est que Videodrome n’est pas seulement un programme de télévision : c’est un projet politique, une philosophie, une stratégie imaginée par O’Blivion et son complice Barry Convex pour prendre le contrôle de la population regardeuse. Il suffit de voir cette émission et, par hallucination, une tumeur se développe dans le cerveau qui relie directement la personne aux sources cathodiques de l’image. Le téléspectateur n’a plus d’autre rétine que celle qui a été greffée sur lui. Il devient une chimère homme-machine, une sorte de cyborg au service des producteurs de l’émission vampirique. Max Renn est la victime idéale : fasciné par le sado-masochisme de l’émission, il passe son temps devant des écrans et n’a pas d’autres objectif que de multiplier, à travers sa chaîne, les dépendances et les addictions.
À partir de là les événements se précipitent : Harlan annonce que Videodrome est en fait fabriqué à Pittsburgh (Pennsylvanie)7, Nicki se révèle adepte des pratiques sadomasochistes (elle se brûle le sein avec une cigarette), il s’imagine à Videodrome pendant qu’il couche avec elle, il rencontre la fille de O’Blivion, Bianca, dans une « mission cathodique »8, celle-ci lui annonce la mort du professeur et lui donne une cassette qui se déforme et semble vivante quand il la saisit, il croit avoir giflé sa secrétaire sans l’avoir fait, il croit s’enfoncer dans les lèvres de Nicki apparue à la télévision, son ventre s’ouvre, il introduit par mégarde un revolver dans son corps (ce qui fait de lui un tueur virtuel), il rencontre Barry Convex, président de la multinationale Spectacular Optical qui fabrique des lunettes qui sont aussi des machines à halluciner, il fantasme la mort de son amie Masha dans son propre lit, Convex lui introduit une cassette dans le corps, Bianca le reprogramme avec une autre cassette, il tue ses associés (y compris Harlan), assassine Convex, apprend que Nicki a été tuée, obéit à son image sur l’écran qui lui ordonne de se suicider en clamant : « Death to Videodrome! Long live the new flesh! ». La fin du film est obscure. On ignore si le projet a échoué avec la mort d’O’Blivion, de Convex et de Max, ou au contraire s’il a réussi en remplaçant l’intentionnalité par des mécanismes maléfiques. On ne saura jamais si Harlan et Nicki étaient complices ou s’ils ont été entraînés dans le système par hallucination. On ne saura jamais si Nicki a vraiment été victime de Videodrome ou si elle a fait semblant pour tromper Max Renn, si elle est vraiment morte elle aussi ou si ses apparitions à la télévision ne sont que des programmes enregistrés. On ne saura jamais si Max est un simple instrument ou une figure christique – prenant sur elle les fautes de tous les regardeurs. La clôture du film permet toutes les interprétations, y compris celles qui nous concernent aujourd’hui.
Avec la télévision câblée, les écrans reliés entre eux ont fait leur apparition. Ce n’était qu’un début avant une prolifération qui semble ne jamais devoir s’arrêter. À la place des complotistes se multiplient les applications, les algorithmes, les mécanismes invisibles, les projets dissimulés, les gestionnaires de données toujours plus nombreux, toujours plus opaques et cryptés. Le film Videodrome suggère qu’autre chose se cache derrière les performances impressionnantes des écrans, leurs tactilité, leur facilité d’utilisation : une idéologie, un combat politique, des rivalités ou des guerres, ou quoi encore ? On ne peut pas le savoir. Il est de plus en plus difficile de distinguer entre le réel, le virtuel, l’hallucination et le fantasme. À la fin du film, Max Renn, cet homme branché qui aura visité le cœur du système, n’en saura toujours rien. La manipulation n’a pas de limite, elle ne peut se terminer que par la mort, le suicide, le remplacement du corps humain par un autre corps. David Cronenberg montre que sans une servilité volontaire tout ceci n’aurait pas pu se mettre en place. Il aura fallu une contribution active des regardeurs, à la fois acteurs, collaborateurs et victimes, pour déployer le projet de Brian O’Blivion et/ou Barry Convex, qui pourraient aujourd’hui porter le nom des GAFA.
Sommes-nous, nous-mêmes, sortis indemnes d’avoir regardé Videodrome, le film de David Cronenberg ? Nous avons vu peu de tortures, peu de femmes fouettées, mais beaucoup de transformations physiques dont nous pouvons croire qu’elles sont arrivées à l’autre (Max Renn), pas à nous. Nous pouvons nous croire à peu près humains, même après ce visionnage. Nous pouvons penser que nous ne participons pas à cette perversion, qu’il n’y a pas en nous, dans notre cerveau ou ailleurs, une tumeur qui accueille des commandements, des injonctions que nous ignorons. Mais même si nous ne nous faisons aucune illusion, nous n’en savons guère plus que Max Renn.
- Interprété par James Woods, devenu depuis un partisan fanatique de Donald Trump. ↩︎
- Le numéro de la chaîne renvoie à l’année de production du film, c’est-à-dire au présent. ↩︎
- Ce Renn au féminin semble peu apprécier le discours du Renn au masculin. ↩︎
- Interprétée par Deborah Harry, qui était à l’époque une icône de la pop rock britannique, numéro 1 dans le monde avec son groupe Blondie. Son nom « Brand » n’évoque pas une personne, mais une marque, et son prénom, Nicky, peut évoquer les entailles qu’elle a sur l’épaule (nicks). ↩︎
- Ce nom pourrait renvoyer à Veit Harlan, cinéaste du IIIème Reich qui a réalisé Le Juif Süss. ↩︎
- Ce genre est loin d’avoir disparu, on produit des « Snuff Movies » tous les jours. Depuis Snuff, le film de Michael Findlay trafiqué (1976) et Cannibal Holocaust (Ruggero Deodato, 1980), il était bien connu au début des années 1980. ↩︎
- Cette ville est parfois considérée comme le « trou du cul » de l’Amérique, où se déroule le spectacle télévisé d’horreur Chiller Theater ou La Nuit des morts-vivants (George Romero, 1968). ↩︎
- Un lieu où les sans-abris peuvent se gaver d’images télévisuelles. ↩︎