Songe d’une nuit d’été (A Midsummer Night’s Dream) (Shakespeare, 1595-96), film réalisé par Elijah Moshinsky en 1981

Pour restaurer le mariage légitime, contractuel, voulu par les pères, il faut en passer par le sortilège d’une autre amour disruptif, envoûtant, déstabilisateur

Premier couple : le duc d’Athènes Thésée va se marier dans quatre jours avec Hyppolita, reine des Amazones. L’amour entre eux n’a rien d’évident, il est conflictuel comme le montre la déclaration du duc : « Hippolyta, je me suis promis à toi avec mon épée, j’ai conquis ton amour en te faisant violence. Mais je veux t’épouser sur un autre air, au milieu des cortèges, des masques et des plaisirs ». Le duc envisage, pour ce jour dont il est encore séparé par trois nuits, une grande fête, pour laquelle il organise un concours de théâtre.

Deuxième couple : l’Athénien Egée veut marier sa fille Hermia. Il y a deux prétendants, Demetrius et Lysandre, tous deux Athéniens. Ils ont le même rang social, la même fortune, et sont donc interchangeables, mais Hermia aime Lysandre – c’est son choix amoureux, son désir, son orientation. On ignore pourquoi Egée veut lui imposer Demetrius – il n’y a pas d’explication logique. Du point de vue patriarcal, la décision d’Egée est légitime (il a le droit de choisir le mari de sa fille), mais du point de vue d’Hermia (partagé par Shakespeare), c’est illégitime, puisque Lysandre et Hermia s’aiment et qu’il n’y a pas d’argument solide pour s’opposer à leur union1.

Troisième couple : les Athéniens Demetrius et Hélène. Hélène aime Demetrius, mais Demetrius aime Hermia. Hélène et Hermia sont proches, elles ont eu la même éducation, elles sont socialement équivalentes. Il n’y a pas trace de père pour Hélène, elle peut choisir qui elle veut mais ne peut pas forcer Demetrios à l’aimer. Ce mariage virtuellement légitime se heurte à un autre obstacle : l’absence d’amour. Pour vaincre cet obstacle, il faudra un sortilège.

Quatrième couple : Obéron roi et Titania reine des fées. Bien qu’étant divins, ils se disputent eux aussi. Obéron aime l’Amazone Hyppolita et Titania a couché avec le mortel Thésée. La séduction humaine perturbe l’ordre des dieux et menace l’ordre du monde : plus rien ne va dans la société, le blé pourrit, la bergerie est vide, les saisons changent, les gens sont malades, le monde ne sait plus où il en est. Leur querelle divine porte sur un enfant humain qu’ils veulent tous deux s’approprier, mais ce n’est qu’un prétexte. Obéron veut se venger de Titania. Il ordonne à son lutin Puck d’aller chercher une fleur violette, un philtre d’amour. La première chose que Titania verra à son réveil, « que ce soit un lion, un ours, un loup, un sanglier ou un taureau ou un singe », elle le poursuivra d’un transport d’amour. Obéron assiste par hasard à la dispute entre Demetrius et Helena, et décide d’appliquer aussi le philtre à Demetrius. Il s’agit, pour le Dieu, de restaurer l’ordre normal. Le philtre marche pour Titania, mais Puck se trompe. Au lieu d’amadouer Demetrius, il l’appose à Lysandre qui change d’objet d’amour : Helena à la place d’Hermia. Obéron croyait vaincre la résistance de Titania et forcer Demetrios à suivre le droit chemin, mais au lieu d’améliorer la situation, il l’aggrave, il introduit encore plus de trouble. La magie défait des liens, en crée d’autres, et le résultat est une confusion encore plus dangereuse que la précédente. La volonté d’ordre se transforme en chaos incontrôlable. Obéron croit chasser les distorsions, le refus d’obtempérer, mais le résultat est différent : un ahurissement général, une perte de crédibilité, de confiance. Les amants en viennent à se bagarrer dans la forêt. Il ne reste plus rien de leur identité ni de leur dignité. Ils s’injurient, s’accusent mutuellement, se jettent à la figure ce que jamais ils n’ont osé se dire. Au lieu de l’amour s’instaure le combat, la violence mutuelle. 

Cinquième couple : un groupe de six artisans d’Athènes propose au duc une pièce de théâtre basée sur le mythe de Pyrame et Thisbé2. Dans cette histoire, l’irruption brutale d’un lion empêche le rapprochement des amoureux et conduit à leur mort. Mais les artisans mélangent tout, ils étalent leur inculture et leur bêtise. Puck, qui passe par là, greffe une tête d’âne à Pyrame. Titania se réveille et tombe amoureuse de l’âne. Cet amour entre une déesse et un artisan bestial et inculte est encore plus scandaleux, plus ridicule que la confusion vaudevillesque. Dissymétrique, impossible, absurde, grotesque, c’est le comble de la confusion qui affecte aussi les autres couples « normaux » troublés par le philtre d’amour. 

Chaque fois un événement (un sort, un philtre magique, un lion) vient perturber la mise en place d’un mariage contractuel, normal, entre personnes consentantes et amoureuses. Certes, comme l’indique le titre de Shakespeare, ces événements n’interviennent pas dans la réalité mais dans un rêvele songe d’une nuit d’été, la nuit de la Saint Jean, la plus courte de l’année (midsummer Dayen anglais3)4, avec ses feux de joie au-dessus desquels les gens bondissent, sensés soit se purifier, soit se brûler. Pourquoi ce rêve ? Pourquoi les futurs mariés devraient-ils rêver (avec ou sans philtre) d’un événement impossible, absurde, accessible uniquement par magie ou par imbécillité, qui viendrait perturber ou empêcher l’union ou le mariage légitime ? Il y aurait un désir primordial, fantastique, plus orienté vers la disparité, l’altérité, que vers l’objet normal d’un amour. Au lieu de la logique politique qui privilégie le lien conjugal, réciproque et partagé, viendrait une relation d’emprise5 ou d’alliance contre-nature6, impartageable. Le patriarcat suprême incarné par Obéron qui veut tout remettre dans le droit chemin cause en même temps la disruption qui se déploie dans la scène onirique shakespearienne. Aux relations « normales », conventionnelles, basées sur l’équilibre, l’échange, l’harmonie, s’ajoutent des exigences anormales, monstrueuses, irrationnelles ou bestiales. L’épisode amoureux de Lysandre pour Hélène et de Titania pour l’âne est fou, immotivé, et pourtant une puissance inconsciente le privilégie. À un amour classique, prévisible, maîtrisable, quasiment mécanique, conditionné par les usages de la cité, se substitue un amour (ou archi-amour) injustifié, absurde, inconditionnel, venu des profondeurs de la psyché. C’est provisoire, mais c’est nécessaire. Sans ce passage par le philtre, on n’aboutirait jamais à la remise en ordre.

À la fin de l’histoire, il ne reste rien du rêve, mais le rêve est toute l’histoire. L’amour conjugal domine, mais c’est l’archi-amour, l’alliance entre forces et entités disparates, qui fait la poésie et l’intérêt de la pièce. Par quoi les époux seront-ils, finalement, liés, est-ce par cette aventure inavouable, ou par les intérêts et les règles de la cité ? Bottom le tisserand raconte : « J’ai fait un rêve très étrange. Un rêve qui dépasse l’entendement, une vision irracontable. Seul un âne pourrait la raconter. J’ai cru que j’étais… nul homme ne pourrait le dire. J’ai cru que j’étais ou que j’avais… Seul un fou pourrait dire ce que je pensais avoir. L’œil humain n’a jamais vu, ni l’oreille entendu, ni la main touché ni la langue goûté, ni le cœur conçu ce qu’était ce rêve. » Il aura fallu cette force perturbatrice excessivement puissante pour réunir des couples qui, sans elle, se seraient dissociés. Demetrios rallie Hélène, Lysandre récupère Hermia, Thésée prend Hyppolita pour confidente, Obéron fait obéir Titania après lui avoir expliqué ses objectifs : « À chacun son dû sera une évidence pour toi à ton réveil. Jacques aura sa Jacqueline, tout tournera bien rond. Le fermier aura sa jument, tout ira bien ». L’ordre triomphe, et la pièce se termine à minuit pile.

Quelle est la nature de cette force ? On peut trouver une réponse dans la mise en abyme, l’existence d’une pièce dans la pièce avec pour metteur en scène un homme ordinaire, le charpentier Quince. (Quelques siècles plus tard, le cinéma abusera de ce genre d’allusion méta-cinématographique). Quince n’hésite pas à modifier la pièce selon les desideratas des acteurs. Dans la position de Shakespeare, il est à la fois dedans et dehors. Souverain dans son domaine, il a le droit de créer n’importe quel personnage, y compris celui qui incarne un mur ou le clair de lune, il n’a même pas besoin de corriger les erreurs de texte ou de phrasé car elles font partie de la performance. Avec lui, le comique est dans le tragique et le tragique dans le comique. Tout se brouille. De même que dans le couple, symbole d’unité, il y a de la dispute, il y a de l’obscène dans l’amour, du magique dans le réel. La présence de la troupe d’artisans dans le palais dénote l’inculture dans la culture, l’extériorité dans l’intériorité. Le duc choisit la pièce la plus discordante : « Ennuyeuse scène brève du jeune Pyrame et son amante Thisbé, tragique gaieté. Drôle et tragique, ennuyeuse et brève, autant dire de la glace chaude et de la neige brûlante. » Comment accorder une telle discordance? Se demande-t-il. Il faut reconnaître que même dans l’amour conjugal, il y a de l’archi-amour, de l’anti-amour. Ce n’est pas un hasard ni l’effet des circonstances, c’est une contrainte de structure. En témoigne la conversation entre Hyppolita et son époux le duc : « – Étrange, mon Thésée, ce que racontent ces amants. – Plus étrange que vrai. Je ne croirai jamais à ces fables ni à ces contes de fées. Les amoureux et les fous ont une imagination si débridée qu’ils inventent plus que la raison ne peut concevoir. Le fou, l’amoureux et le poète ne sont qu’imagination. Le fou voit plus de démons que l’enfer ne peut en contenir. L’amoureux, tout aussi fou, voit la beauté d’Hélène sur une sombre Egyptienne. L’œil du poète, roulant dans un beau délire, voyage du ciel à la terre et de la terre au ciel. Et comme l’imagination dote d’un corps les choses inconnues, la plume du poète leur trouve des formes et donne à un rien dans l’air une demeure précise et un nom. Ces tours font preuve de tant d’imagination que, voudrait-elle concevoir une joie, elle invente aussi le messager qui l’apporte. Ainsi, une peur dans la nuit peut vite transformer un buisson en ours. – Mes les histoires de cette nuit, ces esprits transfigurés en même temps, tout cela est plutôt convaincant, et finit même par devenir cohérent, sans cesser d’être étrange et merveilleux ». Il appartient à l’Amazone de conclure, en rendant hommage au récit. 

  1. Rien à voir avec Roméo et Juliette, dont les familles, les lignées sont en conflit. ↩︎
  2. Thisbé arrive sur leur lieu de rendez-vous (un mûrier), mais la vue d’une lionne la fait fuir. Son voile est déchiré par la lionne qui le souille de sang. Lorsque Pyrame arrive, il découvre le voile et les empreintes du fauve. Croyant que Thisbé est morte, il se suicide. Thisbé découvre le corps de son amant et se suicide à son tour. ↩︎
  3. Accessoirement fête nationale du Québec. ↩︎
  4. Fêtée en l’honneur du dieu Apollon dans la Rome antique ou de la naissance de Jean-Baptiste en milieu chrétien. ↩︎
  5. Lysandre voulant s’approprier Hélène. ↩︎
  6. Titania et l’âne. ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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