Zelig (Woody Allen, 1983)
L’identité de celui dont l’identité est de ne pas en avoir est aussi une identité, celle qui oblige à vivre dans l’aporie
Né Leon Selwyn, fils de l’acteur Morris Zelig qui aurait interprété, en yiddish, le rôle de Puck dans la pièce de Shakespeare, Songe d’une nuit d’été, le personnage joué par Woody Allen a pris le nom de Leonard Zelig dans des circonstances mal élucidées (on l’appelle aussi parfois Zelman, et on sait qu’il se faisait appeler Lou Zelig dans une équipe de base-ball dans laquelle il n’a jamais joué). En tout cas c’est son nom officiel, celui par lequel on continue à le nommer malgré ses métamorphoses. Woody Allen a commencé à écrire le scénario du film dès 19801 et n’a cessé d’y travailler pendant trois ans dont deux de montage, tout en tournant deux films souvent considérés comme secondaires, A Midsummer Night’s Sex Comedy (autre référence indirecte à la pièce de Shakespeare, 1982), et Broadway Danny Rose (1984). Ces trois films sont les premiers où joue également l’actrice Mia Farrow, dont la relation avec Woody Allen est restée extraordinairement complexe – puisqu’ils ont tourné 13 films ensemble entre 1982 et 1992. Sur les 14 enfants de Mia Farrow (10 adoptés, 4 biologiques), l’un, Ronan Farrow (né en 1987), pourrait être le fils biologique de Woody Allen, mais ce n’est pas sûr; tandis que Woody s’est marié en 1997 avec Soon-Yi Previn, 20 ans après son adoption par le couple Previn-Farrow. Tout ceci a conduit à une série d’accusations de comportements pédophiles ou incestueux dont il serait trop long, voire impossible, de faire un résumé dans ce petit texte d’analyse critique, mais qui ne sont pas hors sujet car l’amour qui se développera dans le film entre le caméléon Leonard Zelig et sa thérapeute, la psychiatre Eudora Fletcher interprétée par Mia Farrow, cet amour est aussi étrange et ambigu que la succession de phases amour/haine intervenue entre 1982 et 2025, année pendant laquelle j’écris ce texte, alors que Mia Farrow, née en 1945, et Woody Allen, né en 1935, sont toujours vivants.
Le Dr Eudora Fletcher, psychiatre interprétée par Mia Farrow, est persuadée que Leonard Zelig est malade et qu’on peut le soigner par une psychothérapie ou, comme on dit aujourd’hui, une hypnothérapie. Quelle maladie ? Une capacité inouïe à s’identifier à autrui. C’est un homme qui se transforme physiquement et psychiquement en présence des autres2. S’il fréquente un aristocrate, il prend immédiatement l’accent raffiné de Boston, et s’il parle à une femme de ménage, il s’exprime avec le pire accent populaire. Parmi une bande de gangsters il devient bandit, pris dans un orchestre de jazz il devient musicien noir, discutant avec un chinois il parle parfaitement le mandarin, auprès de Français il discute en français, en présence d’un écossais il arbore soudain un kilt, en conversation avec un Irlandais il devient roux, etc. Parlant à la psychiatre, il devient lui aussi psychiatre et même psychanalyste, et si celle-ci, le Dr Fletcher, tombe amoureuse de lui, alors lui aussi tombe amoureux d’elle. Pendant sa thérapie il finit par donner une explication : pour être aimé, il faut qu’il soit comme les autres. Mais comme il est le seul à avoir cette étrange faculté de devenir identique à son prochain, il se rend célèbre pour la raison inverse : il est unique, irremplaçable et exceptionnel3. C’est ce qui fait de lui le roi de l’aporie. Plus il veut se fondre dans la masse et plus on le traite en héros, plus il est connu et plus il s’enfonce dans la solitude, plus il rencontre des gens hauts placés4, plus imprécise est sa position sociale, plus il est indifférent aux honneurs et plus il est exploité par sa famille proche. Il fait vivre sa demi-soeur Ruth, mais sa propre existence est une non-existence. N’ayant aucune personnalité, il est devenu un monstre solitaire, vide. Ne demandant qu’à s’adapter, s’effacer, être aimé, il est instrumentalisé par ses ennemis. Dès qu’on célèbre son originalité, il devient, selon le professeur Bruno Bettelheim, l’ultime conformiste5. Cette particularité fascine tellement le Dr Fletcher qu’elle finit par abandonner toute autre activité, y compris son fiancé, pour se consacrer entièrement à lui et finalement l’épouser.
Pendant un temps, on a l’impression qu’il est guéri. Enfin normal, il est félicité par les autorités et la presse People. « J’étais un reptile, mais je ne le suis plus, je suis un vrai Américain, je suis moi-même, je m’affirme comme tel » déclare-t-il à la satisfaction générale. Mais sa popularité et son exposition dans les médias produisent des effets pervers. On se rend compte qu’à chacune des étapes de sa vie, il a commis des actions répréhensibles. Il s’est marié plus d’une fois et on ne compte plus les femmes qui lui font des reproches : une showgirl (Lita Fox), une vendeuse (Helen Gray), etc. Il tente de se justifier en disant que ce n’était pas lui, c’était un autre, mais l’opinion publique ne le croit pas. Il subit une désaffection analogue à celle que Roman Polanski ou Woody Allen ont vécu dans les années 2010-2020 sous #MeToo. Les accusations s’accumulent, des dizaines de procès sont déclenchés contre lui : bigamie, adultère, accidents de voiture, plagiats, dégâts causés aux ménages et à la propriété, négligence, arrachage inutile de dents, etc. Devenu coupable universel, on peut comparer son cas à celui de Paul Matthews interprété par Nicolas Cage dans Dream Scenario (Kristoffer Borgli, 2023). Ses excuses ne servent à rien, il devient l’exemple même de la mauvaise moralité. Eudora le soutient publiquement, mais le critique en privé (un comportement comparable à celui d’Anne Sinclair vis-à-vis de Dominique Strauss-Kahn, autre caméléon aux vies multiples). Autre dimension de l’aporie : il attire autant de haine en tant que coupable qu’il était populaire en tant que victime. Il n’était pas responsable de la maladie rare qui l’avait touché, mais le voici responsable de toutes ses fautes – et peut-être aussi des fautes des autres. De même qu’il n’y avait plus de différence entre Zelig et son autre, il n’y a plus de différence entre victime et coupable.
Que peut faire Leonard Zelig ? Il disparaît. C’est sa technique, la seule solution pour lui quand les problèmes s’accumulent. Disparaître, c’est n’être plus rien, et pouvoir être n’importe qui. Il n’y a plus de limite à l’aporie. À la première occasion, quand sa demi-sœur est assassinée, on le retrouve près de sa sainteté le pape Pie XI. À la seconde occasion, quand il croule sous les accusations, le Juif sans identité peut s’incarner dans n’importe quelle identité, y compris nazie. Eudora, une femme qui ne renonce jamais (pas plus que la Mia Farrow du 21ème siècle), finit par le reconnaitre dans une émission d’information6 et le retrouver dans un meeting munichois. Ils s’enfuient, volent un avion allemand, et tandis que Mia s’évanouit, Leonard la remplace comme pilote (car dans sa jeunesse, Eudora avait été pilote d’avion, c’était son hobby). Que l’avion vole à l’envers n’a en cette occasion qu’une importance symbolique. Pour une fois, son aptitude à la substitution lui aura été utile, car les Etats-Unis fêtent en héros les deux fugitifs de retour dans la mère-patrie. L’histoire se termine bien : Leonard Zelig est gracié par le président, tous les procès sont annulés, Leonard et Eudora peuvent enfin se marier (mais ils n’ont pas d’enfants, pas même adoptés). Tout va pour le mieux, car finalement tout le monde les oublie.
Tandis que le personnage est élevé au statut de méta-personnage, le film pratique avec allégresse le méta-cinéma7. En présentant un récit délirant sous la forme d’un pseudo-documentaire (mockumentary en anglais ou documenteur en français), Woody Allen ridiculise les tentatives précédentes de noyer l’analyse sociale dans la fiction. Même le Jean-Luc Godard de Masculin Féminin (1966), Deux ou trois choses que je sais d’elle ou La Chinoise (1967) est débordé. En interviewant des intellectuels « réels » sous leur vrai nom8 (Susan Sontag, Irving Howe, Saul Bellow, Bruno Bettelheim, John Morton Blum), le réalisateur fait d’eux des imitateurs pervers – des sortes de Zelig qui s’adaptent à la mission qui leur est confiée. Toutes les identités sont menacées, celles des témoins, des comparses, des contemporains, des spectateurs futurs (dont nous sommes) – sauf peut-être celle du réalisateur, Woody Allen, ce Zelig qui rêve de mariage avec Mia Farrow. Après tout rien ne nous interdit, quatre décennies plus tard, d’interpréter ce film sous l’angle de la relation entre réalisateur et actrice. Dans le film, c’est Eudora qui semble être sous l’emprise de Leonard et non pas l’inverse. Sa confiance en lui est illimitée, elle abandonne ses ambitions personnelles pour vivre avec lui. Comme le montre l’interview de sa mère, elle était instable, dans l’errance, la thérapie de Zelig lui procure une identité. Il y a quelques ressemblances entre Woody Allen et Mia Farrow : en couple plusieurs fois avec des personnalités différentes, ils sont tous deux critiqués pour leur rapport aux enfants (Woody pour son comportement avec les jeunes enfants et son dernier mariage si l’on en croit Ronan Farrow, Mia pour sa façon d’élever les enfants, parfois lacunaire, parfois proche du lavage de cerveau si l’on en croit un autre adopté, Moses Farrow). « C’est l’amour d’une femme qui a changé sa vie », dit la voix off du film en conclusion. On peut inverser la proposition : le désamour de l’actrice a changé la vie de Woody Allen. Il fallait à Zelig une figure de l’accueil; la femme qui le rejettera plus tard avec violence est la seule à pouvoir arrêter l’errance.
Tant qu’il n’a pas d’intériorité (il pourrait être n’importe qui), Zelig ne peut pas se sentir coupable, mais à partir du moment où la psychiatre Eudora le soigne, il comprend qu’il n’aurait pas dû se marier avec d’innombrables femmes, se prétendre dentiste ou gynécologue alors qu’il n’y connait rien. Que fait-il alors ? Il s’identifie aux nazis, les pires des criminels. Pousser la culpabilité jusqu’au bout lui permet de s’en délivrer absolument quand il revient aux US. C’est alors le triomphe de sa déculpation. « His sickness was also at the root of his salvation » dit Bruno Bettelheim. Il a fallu qu’il s’identifie au pire du coupable pour se délivrer de sa culpabilité, mais ce n’était que pour y replonger. Un acteur-réalisateur est capable de prendre tous les rôles et d’épouser toutes les femmes. Peut-être est-ce le fantasme de Woody Allen, mais plus généralement, c’est le fantasme du cinéma. Rien ne lui est étranger, aucune culture, aucune langue, aucun corps, aucune pensée, aucune époque9, il peut les imiter tous et toutes, mais ce n’est pas sans risque. On peut le condamner, le prendre pour un malade, on peut aussi l’aimer mais en tout état de cause, on ne sait pas comment l’histoire se terminera. Sur son lit de mort, Zelig lit Moby Dick, mais malheureusement, dit-il, il ne terminera pas ce livre. Ainsi en va-t-il du cinéma qui laisse ouverts tous les dénouements. Si Zelig est, comme Achab, un Jonas qui s’enfuit dans le ventre du nazisme avant de mourir en héros, ce n’est pas en tant que prophète de la miséricorde, comme le Jonas biblique, c’est comme prophète paradoxal qui invite au plus dur de notre époque, endurer l’aporie.
- Le film a été entièrement scénarisé avant même que la moindre image soit tournée. ↩︎
- Autre film où une personne change d’identité de manière incontrôlable : Ayer maravilla fui (Gabriel Mariño, 2017). Pour cette personne, c’est une malédiction qui l’empêche de vivre sa vie amoureuse. ↩︎
- Plusieurs chansons ont été composées en son honneur « Leonard the Lizard, Doin’ the Chameleon, You May Be Six People But I Love You, Chameleon Days, Reptile Eyes ». ↩︎
- L’incrustation de la figure de Woody Allen dans des photos de présidents américains dans Zelig (1983) anticipe d’une décennie l’incrustation de la figure de Tom Hanks dans des photos d’autres présidents américains dans Forrest Gump(Robert Zemeckis, 1994). ↩︎
- Ses goûts artistiques sont les plus banals qu’on puisse imaginer. ↩︎
- Les minutes d’actualité associées au film Grand Hotel d’Edmund Goulding (1932), non sans rapport avec la problématique de Zelig puisque sa distribution est entièrement composée de stars (le sommet de la fiction). ↩︎
- Un documentaire fictif : « The Changing Man », daté de 1935, fait figure de méta-méta-cinéma. ↩︎
- Comme Francis Jeanson (1922-2009) dans La Chinoise. ↩︎
- Le film a été tourné comme un véritable film des années 20 avec le matériel de l’époque. ↩︎