Eddington (Ari Aster, 2025)

Un film ni pire ni plus pénible à voir que ce qu’il représente : le retour du chaos, sans autre perspective que le chaos lui-même
On a longtemps tenté de se représenter l’origine. On a imaginé des figures de la création, de la genèse, du big bang, du commencement des mondes, etc. Il est temps maintenant d’imaginer des figures du retour du chaos. Ce n’est ni l’apocalypse, ni le jugement dernier, ni même la fin du monde : c’est le chaos en marche, le chaos ne produisant rien d’autre que le chaos. Dans le film d’Ari Aster, il a un nom : SOLIDGOLDMAGICARP. C’est un data center, un gigantesque centre de traitement de données dont on voit le nom au début du film et une image réduite à la fin. L’argument, c’est qu’il faut prendre ce data center comme l’expression du chaos comme tel, d’un retour puissant du chaos originel. Il est l’effet, la conséquence indirecte d’une violente destruction des valeurs et des personnes menée par celui même qui devait les défendre : le shérif1 de cette petite ville du Nouveau Mexique, Eddington. Le film montre l’inanité de cette destruction qui aboutit à restaurer les mêmes valeurs et (presque) les mêmes personnes. La violence ne change rien, elle réitère et reproduit à l’identique, et au bout du compte, que se passe-t-il ? Les mêmes institutions ré-émergent légitimées et renouvelées par le pseudo-sacrifice de ce représentant de l’autorité qui croyant agir en tant que personne, individu, défenseur des libertés traditionnelles, n’aura été que la sinistre marionnette des pouvoirs locaux, des puissances d’argent et des complotistes, tous unis pour construire un monument massif au service des GAFAM. Montrer cela, de la part du cinéaste, c’est déconstruire la croyance en la confrontation des opinions et l’efficacité des combats. C’est un geste de vérité, de révélation, qui montre qu’aujourd’hui les politiciens et les technocrates finissent par converger vers une pseudo-positivité qui ne sera qu’une nouvelle machinerie destinée à alimenter encore plus de chaos. Le pessimisme de l’auteur est radical. Ce ne sera pas la disparition du monde, mais la fuite en avant dans une confusion sans fin.
Mai 2020. En pleine pandémie covidienne, Joe Cross, shérif de cette localité du Comté de Sevilla2, au Nouveau Mexique, ne croit pas en l’utilité du masque. Il se sait asthmatique, mais cela ne lui fait pas changer d’avis. Au lieu de pousser à son utilisation, comme le fait le maire démocrate Ted Garcia et la plupart des commerçants de la ville, il prend parti pour ceux qui résistent, et résiste lui-même. Il a sur ce point le ferme appui de sa belle-mère Dawn, le soutien plus hésitant de sa femme Louise3 et l’accord de ses deux collègues de la police, Guy et Michael. Installée à son domicile, la belle-mère passe son temps à protester, hurler, recueillir sur le web les thèses les plus complotistes. Il ne la contredit jamais sur le fond, mais voudrait s’en débarrasser en tant que belle-mère. Vis-à-vis de sa femme, une certaine complicité d’opinion n’implique pas l’entente, au contraire : Louise le rejette en tant que mari, elle est sur le point de le quitter pour rejoindre un politicien encore plus radical que lui, Vernon Jefferson Peak, qui commande une milice d’extrême-droite. La situation politique de la ville n’est pas claire car d’une part la campagne pour les élections municipales est en cours, et d’autre part ont lieu des manifestations pour soutenir Black Live Matters contre la domination blanche. Eric Garcia le fils du maire participe à ces manifestations, tandis que Joe Cross décide de se porter candidat à la mairie. Les enjeux personnels se mêlent aux enjeux politiques : le shérif accuse le maire d’avoir tenté de violer sa femme (ce qui est faux, comme en témoigne Louise elle-même), il cherche à empêcher les réunions sur la voie publique sans en avoir les moyens. Méprisé, humilié, il n’a plus d’autre ressource que d’assassiner Ted Garcia, en accusant les manifestants antiracistes et antifas, en fabriquant de fausses preuves y compris contre son collègue noir, Michael, qui le soutenait. Il s’en suit des attaques racistes, et une riposte d’un groupe violent inconnu, probablement Antifa. Le shérif ne doit sa survie qu’à un jeune homme ambigu, un certain Brian, futur maire. Dans ce contexte de violence, d’agressivité et de confusion qui n’épargne personne, la question du COVID devient secondaire, et les seuls gagnants sont les partisans invisible d’un data center alimenté, dit-on, par des sources d’énergie renouvelables (on peut supposer, dans le contexte actuel, que le nucléaire figure parmi ces sources, mais on n’en est pas sûr). Le film donne l’impression d’un combat général de tous contre tous, d’un déploiement vain de violences opposées. Mais cet argument du chaos voulu par le réalisateur ne laisse rien au hasard. Le désordre est élaboré, construit méthodiquement pour faire proliférer les paradoxes, multiplier les ambiguïtés, fusionner les contraires. À la fin, ceux qui profitent de la perte générale des repères restent dissimulés, invisibles. Ils n’ont rien fait de spécial, seulement profité d’une situation.
Joe Cross, le shérif, n’est pas un facteur d’ordre, mais une puissance de désordre. Commençant par le rejet du masque, il aboutit à la dissolution généralisée des règles et des lois, même les plus élémentaires (Tu ne tueras point). Chargé de protéger les autorités en place, il fait exactement l’inverse. Proclamant sa maîtrise, il se transforme en pantin de son adversaire. Chef de la police, il détruit la crédibilité de la fonction policière. Cet homme passablement fasciste est plus terroriste que les terroristes qu’il dénonce. Il aurait dû être exécuté par un groupe surarmé, probablement Antifa mais ce n’est pas sûr, mais au dernier moment Brian, le représentant des institutions c’est-à-dire des profiteurs ultimes qui ne se montrent jamais, lui sauve la vie. Brian incarne le cumul des ambiguïtés. Ami des wokes, manifestant antiraciste, il se rend à la police pour témoigner de ce qu’il a vu, ce qui conduit à accuser Michael, le policier noir. Apparemment modéré, rationnel, il restaure un ordre que plus personne ne contrôle. À la fin du film, Joe Cross a effectivement été élu maire, mais il est paralysé, impuissant.
C’est Dawn, la belle-mère orchestratrice des fake news, qui annonce que le Comté de Sevilla et le Pueblo Santa Lupe (communauté indienne) se sont unis pour la construction du méga data center. Ex-amis et ex-ennemis applaudissent, ignorant la mort des anciens leaders plus traditionnels, plus classiques, de ces deux communautés (l’Indien Butterfly et le maire Ted Garcia). L’union des GAFAM ralliées à l’idéologie MAGA au service de l’IA triomphe. Ils ont réussi à manipuler les habitants, à assassiner le maire démocrate et son fils, à attirer vers eux les partisans des énergies renouvelables, à neutraliser les manifestants anti-racistes, sans jamais expliciter leur programme, sans jamais que le discours et la réalité ne convergent. C’est ici que les noms utilisés prennent leur sens. Arthur Eddington, astrophysicien britannique, est l’inventeur de la limite d’Eddington : « une valeur de luminosité qu’un objet céleste (par exemple une étoile) ne peut dépasser : au-delà, la pression de radiation prend le pas sur la gravité et des constituants de l’objet sont éjectés » (Wikipedia). Quand cette limite est dépassée, l’étoile devient instable. Il en irait de même pour notre monde. Au-delà d’une certaine limite, les forces qui concourent à sa perte de substance dépassent celles qui assurent son unité. Le terme « SolidGoldMagikarp » n’est pas non plus choisi au hasard. Il désigne un élément qui, dans les modèles de langage d’IA, génère des résultats inattendus ou erratiques. Ce phénomène, décrit dans la littérature scientifique, est difficile à repérer car les éléments en question sont internes au fonctionnement du système, ce qui les rend malaisément isolables. Avec les Data Centers qui alimentent sans répit les écrans et téléphones dont usent sans arrêt les personnages du film, notre monde risque d’être de plus en plus dépendant de ce type de bugs qui ne sont plus des bugs, mais peuvent se transformer en générateurs de chaos.
- Interprété par Joaquin Phoenix. ↩︎
- Ce Comté n’existe pas. Le film a été tourné autour d’Albuquerque. ↩︎
- Interprétée par Emma Stone. ↩︎