Nouvelle Vague (Richard Linklater, 2025)

Combiner dans le même mouvement la déprise et l’affirmation d’une pensée singulière
C’est une reconstitution aussi précise que possible du tournage d’À bout de Souffle par Jean-Luc Godard1. On pourrait parler de docufiction s’il y avait des éléments issus de prises de vue réelles, mais il n’y en a pas. Malgré quelques scènes inventées comme la rencontre de Robert Bresson tournant Pickpocket dans le métro, ce n’est pas non plus de la pure fiction car le film est issu d’un travail d’enquête approfondi sur la base de documents, photographies2, scripts, récits et souvenirs divers. Contrairement à Godard, Richard Linklater ne laisse rien au hasard et ne mentionne que des événements dont on peut penser qu’ils ont « réellement » eu lieu (ce mot réellement étant évidemment sujet à discussion). On pourrait aussi parler de biopic, puisqu’il s’agit de reconstituer la vie de Jean-Luc Godard pendant la préparation et le tournage de son premier film, avec cette nuance qu’il ne s’agit que du tournage, rien d’autre de sa vie n’est raconté. On pourrait encore parler d’essai cinématographique en s’appuyant sur le titre Nouvelle Vague, qui montre que le souci aura été de faire sentir en quoi consiste ce courant, en quoi il est innovant, en quoi il était en rupture avec les façons de faire antérieures. Pour ma part, si je me laissais aller, je parlerais de témoignage, bien qu’évidemment ce terme est inapproprié puisque personne dans la production de ce film n’était présent sur place3 entre le 17 août et le 15 septembre 1959 – et pourtant le film nous fait croire qu’il témoigne, à moins que nous soyons nous-mêmes des témoins, comme si nous avions vu les vrais Belmondo4 et Seberg5, comme si nous connaissions personnellement chacun des professionnels (scripte, cadreur ou opérateur) qui nous regardent dans les yeux quand ils se présentent. Il arrive qu’une reconstitution soit « équivalente » à un témoignage par la place qu’elle occupe dans les mémoires et les narrations, bien que dans ce cas l’usage du mot, je le répète, soit évidemment abusif. Mais ce qui nous importe n’est pas une catégorie ou un genre, c’est la question posée : Pourquoi tourner ce film, précisément en 2025 ? Pour quelle urgence ? Réponse n°1 : Jamais les questions qu’il pose n’ont été aussi actuelles. Réponse n°2 : Il est des morts qui sont toujours vivants6.
Plus tard, JLG a renié ce premier long métrage qu’il trouvait encore trop proche du cinéma traditionnel – ses trois premiers films à succès (À bout de souffle (1960), Le Mépris (1963), Pierrot le fou (1965)) ayant tendance à masquer les expériences qui suivent. Pourtant quelles que soient les réserves, le film condense en une heure et demie plus d’une allusion à ce qu’il développera plus tard : pas de scénario définitif, plan de travail inachevé, scènes du jour écrites à la dernière minute, dérives, flâneries et déambulations apparemment déconnectées du scénario, collages intempestifs, citations de textes ou de plans tournés par d’autres réalisateurs, images et sons pris sur le vif, confiance dans l’improvisation des acteurs, coupes sèches dans une séquence ou un plan, faux raccords, adresses face caméra, irruption de slogans ou de jeux de mots dans le récit, etc. Nouvelle Vague surfe sur l’étrange combinaison godardienne de prise et de déprise, de calcul et d’abandon (« Je pensais à un film où tout serait permis, mais je n’y arrive pas »). D’un côté il ne fait que ce qu’il veut, et d’un autre côté il se laisse constamment aller. D’un côté ses idées sur le modus operandi sont précises et claires, mais d’un autre côté ce qui prévaut est le souci de laisser libre cours à toute nouvelle idée qui pourrait survenir. Comme il est dit dans le film en citant Paul Gauguin : « L’art, c’est soit du plagiat, soit la révolution ». Le film de Richard Linklater met ces thèses en abyme en racontant Godard tout en tentant de mimer les conditions de production proches de celle d’À bout de souffle : équipe réduite, même caméra, éclairage minimum, lieux originaux, acteurs français7 plutôt inconnus. Le résultat est plus spectral que réaliste. On croirait que ces personnages plus ou moins mythiques sont revenus, bien qu’ils soient morts. On croirait que Jean Seberg est encore vivante, bien que sa tombe se situe tout près, dans le cimetière Montparnasse. On croirait que toute l’équipe des Cahiers est accessible et pourrait commencer à discuter avec nous dans les cinq minutes, mais il n’en est rien, ils sont bel et bien passés dans un autre monde. En jouant sur leur présence, Richard Linklater nous fait mesurer le temps qui passe.
Le résultat est qu’on a tendance à oublier le film dont il s’agit, À bout de souffle, dans lequel le fait divers de 1952 impliquant un certain Michel Portail est remplacé par une histoire qui conduit à la mort de Michel Poiccard. À la fin de sa cavale, Michel Poiccard est tué, un dénouement différent de l’histoire de Michel Portail. Par ce changement de nom, Godard fait savoir qu’il s’identifie à ce personnage qui s’autorise toutes les transgressions parce qu’au fond il a déjà fait le deuil de lui-même. Comme je l’écris dans mon analyse de ce film : « Se sachant à l’avance délié de tout engagement, de toute dette, il peut tuer, voler, mentir indûment, y compris à ses meilleur(e)s ami(e)s. Sachant que plus rien ne le liera à Patricia, pas même la naissance d’un enfant, il peut exiger d’elle la dernière preuve d’amour sans se soucier de la crédibilité de ses déclarations. Sachant qu’il est de toutes façons condamné, il peut pardonner sa dénonciatrice, négliger la fuite, feindre la confiance à l’égard d’autres truands dont la trahison est inéluctable. La proximité de la mort autorise tous les interdits, amalgame toutes les oppositions, elle annule les dettes et efface les culpabilités. » Tout se passe comme si Jean-Luc Godard, dans ce tournage, s’autorisait toutes les transgressions, s’émancipait de toutes les normes en vigueur, parce qu’au fond le réalisateur d’antan est déjà mort. Le nouveau réalisateur est bien présent, comme dans le film de Richard Linklater.
- Interprété par Guillaume Marbeck. ↩︎
- Il s’agit des photographies de plateau de Raymond Cauchetier. ↩︎
- A Bout de Souffle a été tourné entre Paris et Marseille. ↩︎
- Interprété par Aubry Dulin. ↩︎
- Interprétée par Zoey Deutch, étonament ressemblante. ↩︎
- Jean-Luc Godard est mort le mardi 13 septembre 2022 à 10h. ↩︎
- Richard Linklater ne parle pas cette langue. ↩︎