La Religieuse Portugaise (Eugène Green, 2009)
L’amour digne de ce nom creuse un vide en soi pour porter, en l’autre, l’au-delà du rien
Il y a 3 niveaux dans ce film (voire 4), qui ne cessent de s’interpénétrer.
- Un réalisateur français nommé André Green tourne le présent film, la Religieuse Portugaise (2009), avec deux acteurs principaux, Leonor Baldaque et Adrien Michaux. Le tournage a lieu en 2008.
- Dans le film d’André Green, un autre film est tourné par le réalisateur Denis Verde (interprété par André Green). Il raconte l’histoire de deux acteurs, Julie de Hauranne1 et Martin Dautand, dont les rôles sont interprétés par Leonor Baldaque et Adrien Michaux. C’est une première mise en abîme, un film dans le film, auquel correspond un niveau de récit.
- Julie de Hauranne et Martin Dautand jouent le rôle de la religieuse portugaise Mariana Alcoforado (1640-1723)2 et de son amant français Noël Bouton, marquis de Chamilly (1636-1715). Ce sont les personnages du roman épistolaire Lettres Portugaises publié en 1669, généralement attribué au diplomate Gabriel Joseph de Lavergne, comte de Guilleragues (1628-1685), qui était également secrétaire privé de Louis XIV, bien que certains historiens de la littérature contestent cette attribution et pensent que les Lettres sont tellement sincères et féminines qu’elles ne peuvent être attribués qu’à une femme, la véritable Mariana (ou une autre). Ces personnes ont une existence historique, mais il semble qu’elles aient été dépourvues du talent nécessaire à l’écriture des Lettres.
- Le quatrième niveau est celui des véritables marquis de Chamilly et comte de Guilleragues, qui n’ont apparemment rien de commun avec l’histoire racontée dans les Lettres Portugaises. Ils sont absents des deux films qu’ils hantent, en tant qu’auteurs éventuels du récit des Lettres.
Dans leur traduction française, les cinq missives font en tout 12 pages – un peu court pour être qualifiées de roman. On peut trouver des informations sur elles en-dehors du film, on peut les lire, mais à l’intérieur même du film, elles ne sont ni décrites ni citées. Tout est fait pour entretenir leur mystère. Mariana, si c’est elle qui écrit, se plaint de l’absence de son amant, elle pleure, elle clame sa volonté de se sacrifier pour lui jusqu’à la fin de ses jours, elle affirme vouloir mourir d’amour, déclare dans sa dernière lettre qu’elle veut rompre avec lui, renoncer à ses sentiments, mais qu’elle n’y arrive pas. Tout indique que l’absence n’a pas réduit son amour, mais au contraire l’a exacerbé.
Reprenons. C’est l’histoire de Julie de Hauranne, une actrice bilingue, portugaise par sa mère et basque par son père, qui vient tourner un film au Portugal sous la direction d’un certain Denis Verde, interprété par Eugène Green. Elle interprète le rôle de Mariana Alcoforado, par qui le scandale de l’amour charnel dans une institution religieuse est arrivé – au moment même où, par exemple, Spinoza était en train d’écrire l’Ethique. Lors de son séjour à Lisbonne, cette actrice (fictive) fait plusieurs rencontres :
- un orphelin nommé Vasco, âgé de 6 ans, qui joue au ballon dans la rue sans aller à l’école, puis Irma Joana3, la femme qui le prend en charge provisoirement sans pouvoir faire plus,
- un homme4 qui lit, dans un restaurant, le livre Historia del Futuro (livre écrit par le père António Vieira en 1649, à ne pas confondre avec le livre de Jacques Attali Une Brève Histoire du l’Avenir (2006)). L’homme s’appelle Henrique Cunha Melho de Lencastre, comte de Viseu, on apprendra qu’il est au bord du suicide : c’est sa rencontre avec Julie qui le sauve,
- une religieuse surnommée par ses coreligionnaires La Sainte qui passe ses nuits à prier dans la chapelle Nossa Senhora do Monte sur la colline de Graça (Lisbonne). Immobile devant le tabernacle vide qui contient selon la tradition la « présence réelle », objet du cinéma selon Green et éventuel mirage de l’amour absent tel que l’a vécu Mariana, elle ne dort presque pas,
- l’acteur Martin, amant de Mariana dans le film et qui devient aussi le partenaire sexuel de Julie pour une nuit, une seule. Après cette nuit, Martin retrouvera sa femme Marlène et Julie ce qu’elle croit être sa liberté – sa solitude,
- à la sortie d’une boîte de nuit où elle se rend avec le réalisateur, le spectre de Dom Sebastião (1554-1578), roi du Portugal surnommé le Encoberto (le Caché)5, ce roi disparu en 1578, à l’âge de 24 ans, sans que sa mort n’ait jamais été prouvée, supposé revenir pour sauver le royaume et rétablir la paix, qui ce jour-là se montre à elle sous la figure hybride du dragueur, du philosophe et du messie.
On peut tenter une interprétation de ce film à partir d’une très simple formule : porter le rien6. « Les gens font ce qu’ils veulent de ce qui n’est rien », dit Julie. Il n’y a rien, mais la question est de savoir ce que l’on fait du rien. Si l’on ne s’en occupe pas (si l’on fait rien), on regrette, c’est abandonné sur le chemin. Eugène Green a montré dans son premier film, Toutes les Nuits (2001) des personnages incapables de trouver le bonheur à partir du Rien, et laissant à une petite fille le soin de se débrouiller. Il montre ici la solution trouvée par les religieuses portugaises. Dans son couvent, Mariana adresse des lettres à un amant absent, et dans la chapelle la Sainte adresse des prières à un Dieu absent. Que peut faire Julie qui s’identifie à ces deux femmes alors qu’elle est incapable de prier ? Elle adopte un enfant. Elle renonce à l’absence dont elle souffrait et choisit la présence. C’est une façon réaliste, contemporaine, de diriger son amour – sur un autre plan que la ferveur baroque des deux autres femmes, mais plus efficace quand il s’agit de se dépatouiller du rien. Eugène Green met sur le même plan le charnel et le spirituel, l’action concrète et l’imploration. Julie découvre la ville de Lisbonne après s’être séparée de son dernier compagnon et repart métamorphosée, mère adoptive de Vasco, un enfant qui n’a rien dans sa vie, rien d’autre qu’un ballon pour s’amuser solitairement. Guère religieuse, elle s’identifie quand même à la Sainte mystique, et guère fidèle, elle s’identifie quand même à la religieuse portugaise du 17ème siècle. Le point commun entre les trois femmes, c’est qu’en donnant l’amour sans condition ni réciprocité, elles accèdent elles-même à une posture qu’il est convenu de nommer la grâce. Qu’il soit dirigé vers Dieu, un amant ou un enfant, le don est gratuit, immotivé. Il ne suppose ni raisonnement7, ni évaluation, ni transaction. C’est un pur mouvement vers l’autre qui arrive sans prévenir, sans détermination.
Ce film-montage de différents éléments apparemment hétérogènes exalte le don inconditionnel. Dire qu’il vient de Dieu (la grâce), c’est dire qu’il ne se soumet à aucune casuistique à la manière des Jésuites, à aucune causalité de type culpabilité/châtiment ou bonne action/récompense. On ne l’entend aujourd’hui que sécularisé, sans savoir à l’avance quand et comment il se manifestera. Il y a parmi ses expressions l’amour (inconditionnel), et aussi la musique baroque, le fado8 – largement représenté dans le film9, la beauté de la ville, le cinéma10, etc.
- Elle porte le nom de Jean du Vergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran (1581-1643), l’un des introducteurs du jansénisme en France. ↩︎
- Le nom d’une religieuse franciscaine du couvent de Beja. ↩︎
- Interprétée par Ana Moreira. ↩︎
- Interprété par Diogo Doria. ↩︎
- Voici ce qu’en dit Eugène Green dans le dossier de presse : « C’est un mythe qui trouve son origine dans le messianisme hébraïque, et qui s’est développé au début du XVIème siècle, où les Cristãos-novos, juifs portugais convertis de force, et leurs coreligionnaires en exil, espéraient pouvoir retrouver leur religion et leur pays d’origine grâce à la venue d’un Sauveur. Cette idée prit une autre dimension quand, en 1580, suite à une crise dynastique, le Portugal fut intégré à la couronne de Castille. Alors l’idée se répandit que le jeune roi D. Sebastião, que personne n’avait vu mourir à la bataille d’Alcacer Quibir, s’était simplement caché, et qu’il allait revenir pour rétablir l’indépendance du Portugal. » ↩︎
- On la trouve dans d’autres films et ouvrages d’Eugène Green. ↩︎
- « La raison, c’est la source de tous les maux du monde moderne » dit la Sainte. ↩︎
- Le terme fado vient de fatum, le destin. ↩︎
- Green nous donne à voir et entendre deux chanteurs de Fado, Camané et Aldina Duarte. ↩︎
- Citation d’Eugène Green dans sa Poétique du cinématographe (Ed Actes Sud) : » La mystique et le cinématographe ont comme vocation la connaissance de ce qui est caché dans le visible. » ↩︎