La maison du Dr Edwardes (Alfred Hitchcock, 1945)

Comment fabriquer l’homme qu’on aime

Le docteur Constance Petersen (Ingrid Bergman), médecin et psychanalyste, travaille dans un établissement psychiatrique du nom de Green Manors, dirigé par le docteur Murchison. Ce dernier est sur le point de partir en retraite forcée, remplacé par un certain docteur Anthony Edwardes, dont Constance a déjà lu plusieurs livres. Dès le premier regard, Constance tombe amoureuse du jeune et séduisant nouveau directeur joué par Gregory Peck, mais rapidement, elle s’aperçoit que l’homme qu’elle aime est malade et se fait passer pour le Dr Edwardes. Ce n’est pas lui qui avait écrit les livres qu’elle avait tellement appréciés, et pourtant son amour ne faiblit pas. Démasqué, le faux docteur Edwardes prend le nom le plus banal qu’on puisse imaginer, John Brown (un nom qui conserve ses initiales car on apprendra plus tard qu’il s’appelle John Ballyntine) et lui indique l’hôtel où il va se cacher. Reconnus par un groom, ils doivent fuir cet hôtel et se rendent chez le Dr Brulov, psychanalyste et ancien professeur de Constance qui lui présente John Brown comme son mari. Pendant la nuit, J.B. a une nouvelle crise : croyant voir se dessiner des lignes parallèles sur fond blanc, il rejoint le professeur dans sa cuisine. Brulov, qui n’est dupe de rien, met du bromure dans son lait pour l’endormir. Le lendemain matin, J.B. raconte le rêve qu’il a fait dans la nuit. On peut déduire de l’analyse du rêve que quelque chose est arrivé alors qu’il faisait du ski avec le docteur Edwardes. 

Finalement Constance découvre que c’est le docteur Murchison qui a assassiné le véritable Edwardes.

Tout au long de ce film dont la crédibilité est à peu près égale à zéro, la question qui se pose est : De qui Constance est-elle amoureuse ? Elle l’a d’abord été du docteur Edwardes, dont elle avait lu les livres. C’est lui, et ce n’est pas lui, car ce beau jeune homme n’est pas le Dr Edwardes. Mais alors qui est-ce ? Elle ne le saura qui si elle réussit à guérir le faux Dr Edwardes, ce J.B. (John Brown) qui a pris la place d’un homme mort, à la suite d’une étrange amnésie dans laquelle il remplace celui dont il ne se rappelle pas, tout en usurpant son nom. Il ne sait pas qui il est, mais apparemment il sait qui il n’est pas. Selon Constance, il prend cette place pour se prouver à lui-même que le Dr Edwardes n’est pas mort, et donc qu’il n’est pas coupable. Constance finira par se marier avec le véritable John Ballyntine (médecin comme elle) dont elle aura, elle, restitué l’identité. Cette femme qui pensait qu’elle ne tomberait jamais amoureuse de personne finit par rendre son identité ou carrément fabriquer l’homme dont elle est devenue amoureuse au premier instant, mais qui à ce moment-là n’existait pas. 

Jamais dans le film on ne s’intéresse à l’histoire personnelle de Constance. A part sa relation d’intense amitié avec le docteur Brulov, on ne sait rien d’elle – sauf que jamais elle n’a connu d’homme ni n’en a embrassé. Tout se passe comme si le passé de Constance restait définitivement secret, en sûreté dans son amnésie cinématographique. 

Le film fait la démonstration de la nécessité du contre-transfert dans la relation analytique : il faut que la psychanalyste soit amoureuse, seul cet amour lui donne la force de faire revenir les souvenirs, de guérir l’homme. Il faut sa passion, son intuition – que personne d’autre ne peut partager avec elle – pour finir par repérer le (vrai) souvenir enfoui – J.B. responsable de la mort de son petit frère pendant son enfance – sous le (faux) meurtre (le docteur Edwardes tué par le docteur Murchison). J.B. l’amnésique ne savait pas que le Dr Edwardes avait été tué par un autre, il ne connaissait que sa propre culpabilité. L’amour de Constance lui permet de distinguer le vrai du faux, mais cette binarité vient d’elle, c’est elle qui l’exige pour tomber amoureuse. Il faut bien deux cadavres, un petit garçon et un autre docteur, pour qu’elle découvre l’amour. Malgré le cinéaste pervers qui aligne sur son chemin des obstacles qu’elle franchit avec une dextérité surprenante, elle produit, elle crée – comme si elle rêvait, comme si John Ballyntine était le produit de sa production fantasmatique.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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