Retour à Séoul (Davy Chou, 2022)
Du seul moment qui compte, la naissance, on ne peut rien dire ni rien se remémorer
On s’aperçoit à la fin du film que toute l’histoire tourne autour de la date d’anniversaire de Frédérique Benoît dite Freddie1, née en Corée, adoptée très jeune par un couple français. Arrivée à 25 ans à Séoul, elle fait comprendre à ses interlocuteurs qu’elle déteste fêter cette date – et d’ailleurs elle déteste les cadeaux en général. La scène centrale du film, la seule où l’émotion la submerge, est celle où, après plusieurs télégrammes2, lors de son quatrième et dernier retour à Séoul, sa mère biologique finit par accepter de la rencontrer. À ce moment, cette fille tellement sûre d’elle-même ne peut pas se retenir de pleurer. La mère demande à la fonctionnaire présente l’autorisation de la toucher, puis elle l’étreint – geste maternel de consolation et d’amour, de reconnaissance à l’égard de ce nourrisson, abandonné au mari qui s’en est débarrassé. La mère lui glisse un numéro de téléphone sur un papier froissé. De cette scène, nous ne verrons rien de plus, mais nous supposerons qu’elle aura été brève, silencieuse. La mère sera partie sans lui parler, sans l’inviter chez elle. Freddie garde précieusement le numéro de téléphone, attend un an pour faire parvenir un message (envoyé le jour de son anniversaire) où elle écrit : « Je suis heureuse », et la réponse est claire : ce numéro n’est pas attribué. La mère aura assumé jusqu’au bout la loi de silence qu’elle s’est donnée. Freddie ne saura rien sur sa naissance, dont de toutes façons elle ne voulait rien (ne pouvait rien) savoir. Ce défaut de naissance, qui est aussi un défaut de généalogie, est irréparable. Comme Antonin Artaud, Freddie a vécu sans être née, elle ne trouvera pas d’appui dans le récit d’une mise au monde. Avant Retour à Séoul, le titre provisoire du film était All the People I’ll Never be. Elle n’obtiendra jamais ce qui aurait été légué par une naissance. Il faudra vivre avec, avec quoi ? On comprend, dans la toute dernière scène où elle arrive, le jour de ses 33 ans, avec son sac à dos, dans un hôtel de campagne, qu’elle devra composer avec sa solitude.
Et si le statut de Freddie était représentatif de celui de tout un chacun ? Après tout, nous ne savons rien sur notre naissance, nous n’ignorons pas que le roman familial n’est qu’une invention, une fiction3. Nous sommes tous des orphelins. Freddie ne manque pas de parents, puisqu’elle en a quatre, mais elle n’en a aucun. Sans doute a-t-elle deviné depuis le départ que, si elle ressemble à quelqu’un, c’est à sa mère. Elle est capable, comme elle, de quitter d’un seul coup ses amis, sa famille, son pays, elle est capable de repartir à zéro n’importe quand. Elle lui ressemble, mais elle ne recevra jamais rien d’elle, aucun don, sauf la vie. Elle ne peut pas lui en vouloir, car elle sait qu’elles partagent la même méfiance à l’égard de la transmission, le même retrait vis-à-vis du monde, la même tristesse. Dans cette posture de sa mère [biologique], mystérieuse et absente, elle attend plus de vérité que dans celle de son père, alcoolique et bavard.
C’est un film écrit par des personnages eux-mêmes hybrides, composites : le réalisateur Davy Chou, Français d’origine cambodgienne (non adopté) qui n’a découvert le pays de ses parents qu’à l’âge de 20 ans4, l’actrice Park Ji min qui est arrivée en France avec ses parents coréens à l’âge de 8 ans5, Laure Badufle, cette amie de Davy Chou née en Corée du Sud, adoptée à l’âge d’un an par une famille française6, qui a écrit un texte sur la rencontre avec sa famille biologique. Après avoir Tourné Diamond Island (2016) en langue Khmère (une langue dont il n’a appris les rudiments que tardivement), Davy Chou a tourné Retour à Séoul partiellement en coréen, une langue que lui-même ne connaît pas, et que son personnage Freddie ne maîtrise pas7. Le mystère de Freddie est aussi celui de la langue, cette langue étrangère, inconnue, incompréhensible, qui pourrait être encore une autre langue (autre que le coréen), une langue secrète qui travaillerait encore plus en elle8 que la langue ou les langues dite(s) maternelle(s)9, une langue silencieuse qui la ferait successivement provoquer, danser, faire l’amour, jouer du piano.
- On ne peut pas l’appeler par son prénom officiel, il faut nécessairement un autre nom, qui lui appartienne en propre, un surnom. ↩︎
- Trois télégrammes, trois refus, ce qui aurait dû être un refus définitif. Mais quand ils sentent que c’est nécessaire, les fonctionnaires coréens sont capables de passer outre. ↩︎
- L’abandon initial ne peut pas en tenir lieu. ↩︎
- Lors d’un séjour à Busan en 2011 pour présenter son long métrage documentaire sur le Cambodge Le Sommeil d’or, Davy Chou a assisté à un déjeuner proche de la première rencontre entre Freddie et sa famille. Cette expérience est la scène originelle de l’écriture du film. ↩︎
- Park Ji min, plasticienne qui s’inspire notamment du chamanisme coréen, a tranformé le film. Le personnage de Freddie est le fruit d’un travail commun entre elle et le réalisateur. Tous deux sont des personnes racisées ayant grandi en France, avec une composante supplémentaire pour Park Ji min : le féminisme. ↩︎
- Laure Badufle est retournée pour la première fois dans son pays de naissance à 23 ans, et y a vécu 2 ans avant de repartir en France. Elle propose aujourd’hui un accompagnement thérapeutique pour les adoptés et les adoptants. ↩︎
- Davy Chou a été producteur délégué pour Onoda, film qu’Arthur Harari a tourné en japonais, une langue qu’il ne connaît pas lui non plus. ↩︎
- Dans son texte sur La tâche du traducteur, Walter Benjamin parle d’une langue cachée, inaccessible, mais indissociable de la possibilité même de la traduction. ↩︎
- Jacques Derrida disait à propos du français : « Je n’ai qu’une langue, mais ce n’est pas la mienne ». Les autres langues qu’il ne parlait pas (l’arabe, l’hébreu) n’étaient pas non plus les siennes. Certains Juifs d’Europe de l’Est ont le même rapport au yiddish (ou au polonais, ou à l’allemand, ou au hongrois). ↩︎