Les étendues imaginaires (Yeo Siew Hua, 2018)
Un monde clos dont les bords ne s’étendent qu’au prix d’une étrange et incontrôlable transformation
Résumé
Chapitre 1 : le policier.
Dans une zone industrielle à l’ouest de Singapour, l’inspecteur Lok enquête avec un collègue sur la disparition de Wang, un ouvrier chinois immigré. L’entreprise où Wang travaille est chargée de gagner du terrain sur la mer. Pour cela elle importe, aux limites de la légalité, du sable d’autres pays de la région (Malaisie, Cambodge, Vietnam, Indonésie, etc). Lok a peu d’informations, peu d’indices, il est plutôt déprimé, ne sait pas pourquoi il doit enquêter dans ce lieu sordide, et dort mal la nuit. Un jour il réussit à s’endormir en utilisant les cachets que Wang, lui aussi insomniaque, avait laissés sur son lit infesté de punaises. Son rêve le conduit à un cybercafé tenu par la jolie Mindy, où Wang avait ses habitudes. A partir de là le film se déroule dans une ambiance somnambulique, où le rêve se distingue mal du réveil.
Chapitre 2 : Flashback : Wang.
On quitte l’enquête de l’inspecteur, on entre dans la vie de Wang. Blessé au bras, l’ouvrier a quand même besoin de travailler. On lui propose de conduire un camion qui transporte d’autres ouvriers à leur travail. C’est là qu’il rencontre Ajit, originaire du Bangladesh. Les Bengalais sont nombreux parmi les ouvriers, ils chantent et dansent ensemble. Ajit est endetté auprès de la compagnie. On lui a pris son passeport et il ne peut pas revenir dans son pays où sa mère est malade. Il semble qu’il prépare quelque chose pour se sortir d’affaire, mais on ne sait pas quoi.
Entre Wang et Mindy, la teneuse du cybercafé, il se développe une relation étrange. Mindy rêve d’échapper à l’enfermement en utilisant le camion de Wang. Celui-ci, probablement un peu amoureux, trouve un échappatoire dans les jeux vidéos en ligne, où il a un partenaire virtuel qui est peut-être aussi un complice. Wang et Mindy se rendent ensemble sur une plage artificielle. Wang manque de se noyer, il est sauvé par Mindy, ils imaginent ensemble qu’ils pourraient quitter Singapour.
Sur ce, Ajit disparaît et Wang se lance à se recherche. Il s’introduit dans le bureau de son patron pour retrouver le passeport confisqué d’Ajit. Sur le chantier, il gravit un immense tas de sable, avant de découvrir le corps d’Ajit enfoui sur la plage où il était allé avec Mindy.
Chapitre 3 : Lok et Wang.
Retour à l’enquête. Wang et Lok, aussi solitaires l’un que l’autre, n’ont aucune raison de se rencontrer, et pourtant à la fin il arrive une sorte de rencontre sans rencontre, au cybercafé, par l’intermédiaire de Mindy. Puis une autre rencontre (sans rencontre) se produit à l’initiative de la compagnie entre Lok et Ajit. Celui-ci, qu’on croyait mort, visiblement terrorisé, affirme que tout va bien. Enfin Lok, accompagné par Mindy, rejoint les Bengalis pour danser. C’est là que, pour la dernière fois, il voit la silhouette de Wang.
Analyse
Wang, un simple ouvrier, a disparu. On ne sait pas pourquoi cette disparition est suffisamment importante pour mobiliser deux policiers. Il y a probablement une raison, car les ouvriers, ici, disparaissent facilement; et les deux policiers sont des gens de la ville, qui s’aventurent rarement de ce côté-ci de la Cité-Etat. Mais c’est comme ça, ils ne savent pas pourquoi ils sont venus. Ils commencent leur enquête sans aucun indice. Il est possible que Wang soit vivant ou mort, au fond ça leur est égal, de toutes façons la frontière entre la vie et la mort, ici, n’est pas très claire. Il se pourrait que Wang soit entre les deux, qu’il ne soit ni vivant ni mort, vivant et mort. En tous cas contrairement à ce qui se passe dans beaucoup de films de la région, Wang n’est pas devenu un fantôme ni un spectre, c’est autre chose, une catégorie intermédiaire. A Singapour, l’ouvrier chinois est un étranger, il n’a aucun droit. Quand il se blesse au bras, il doit accepter n’importe quel travail. Il accepte donc de conduire un camion, dans lequel il rencontre Ajit, un ouvrier du Bangladesh. Il semble que cet ouvrier soit en train de préparer une révolte ou quelque chose comme ça, il semblerait qu’il ait un plan, mais il n’explique jamais clairement à Wang ce qu’il veut faire. En tous cas dans le film, son sort sera encore plus étrange que celui de Wang puisque ledit Wang, inquiet, avant sa propre disparition, découvre le cadavre de Ajit sur la plage. L’inspecteur Lok, qui ignore ce détail, ne sera pas surpris de rencontrer le même Ajit un peu plus tard, sur un autre terre-plein, sous l’emprise de la compagnie. Mort ou vivant ? Wang le croit mort, Lok le voit vivant, il n’y a pas de compromis possible, et pourtant on est entre les deux. Cette zone intermédiaire ne cesse de s’étendre et occupe en vérité la totalité du film.
Impossible ou pas, cette situation hybride entre la vie et la mort semble partagée par tous les personnages. En un lieu improbable, au bord de la ville, il n’y a plus aucune distinction qui tienne, pas même celle-là. Dans ce monde sans ailleurs ni futur, où chacun vit au présent et en sursis, la chronologie est brouillée, on peut disparaître et revenir sans étonner personne.
C’est un film qui montre moins l’envers de Singapour que ses limites, ses bords, ses étendues imaginaires, pour reprendre son titre. Il y a toutes sortes de bords : les promontoires gagnés sur la mer (25% de la surface du pays depuis sa création), les anciennes collines arasées dont on ne voit plus rien, les chantiers d’aménagement qui semblent flotter sur les eaux, le sable du littoral qui provient de pays étrangers, un no man’s land composé de terre-pleins, les frontières de cet Etat-nation dont la principale occupation semble être d’étendre ses limites territoriales, l’existence même de cet Etat qui semble plus ou moins fictif ou chimérique, le rêve éveillé, le temps supplémentaire que procure l’insomnie (ni travail, ni loisirs), les travailleurs immigrés en contact permanent avec leur pays lointain, le cybercafé où il ne fait ni jour ni nuit, le jeu vidéo Counter-Strike dont les espaces virtuels envahissent et l’écran et la vie, les scènes de fête dont les personnages sont réduits à des corps en mouvement, la danse au bord de la mer, les bruits qui se confondent avec la musique, les lumières artificielles qu’on ne distingue plus de la lumière naturelle, l’enquête policière sans objectif déterminé, le personnage ambigu de Mindy l’hypnotiseuse, l’état mental de la plupart des personnages au bord de l’épuisement, et la mort elle-même qui n’arrête pas la vie mais semble l’accompagner, la border, sans parler du chassé-croisé empathique entre Lok et Wang qui ne se rencontrent qu’en rêve, entre Mindy et Wang, entre Wang et l’autre joueur de jeu vidéo qui fuit devant les policiers.
Dans la dernière scène du film, Lok voit Wang de dos regarder vers le large. Il ne cherche pas à le rejoindre, il ne vérifie pas son identité, il a oublié sa mission et sa propre identité. Il fait demi-tour et revient vers les danseurs et vers la Cité-Etat. C’est lui, l’inspecteur Lok, représentant solitaire des classes moyennes de Singapour, qui est enfermé, tandis que Wang, semble-t-il, est ailleurs.
On retrouve dans ce film la complexité et les ambiguités du concept de parergon : ce qui entoure, enchaîne et retient l’énergie (en grec ergon). On ne peut pas arraisonner ce bord, on ne peut pas le maîtriser, il reste hétérogène. Tout en fixant et délimitant la ville, il la déstabilise, il entretient autour d’elle un mouvement qu’elle ne peut pas contrôler (la différance). A la fois intérieur et extérieur, dedans et dehors, il vient en plus, il parasite, il menace. Pour se protéger, le centre envoie des anticorps (l’inspecteur Lok), mais ces anticorps finissent par être absorbés par lui. Inassimilable, il a quelque chose d’écœurant, de dégoûtant, et en même temps il séduit. C’est le lieu où des étrangers dansent des danses inconnues. Plus on y gagne du terrain, et plus on y risque la dislocation.