The Strange Thing About the Johnsons (Ari Aster, 2011)

Pour échapper au jugement, il ne suffit pas que l’autre prenne sur lui tout le poids de la faute.

Il se passe quelque chose de bizarre chez les Johnson. Quoi ? A première vue, c’est une histoire d’inceste père/fils, déjà perturbante car peu courante. Mais quand on y réfléchit, il y a un deuxième aspect particulièrement opaque. Qui a séduit qui et qui a violé qui ? A l’âge de 12 ans, le fils Isaiah se masturbait devant une photographie du père, Sidney, torse nu. A ce moment, on a l’impression que Sidney ignore les désirs homosexuels de son fils. Il essaie de le tranquilliser sur un ton paternel qui rassure aussi le spectateur. Comment est-on passé à la scène suivante, quatorze ans plus tard, où c’est le fils qui pratique sur son père une fellation ? Est-ce le père qui a séduit, voire violé son fils, ou est-ce le fils qui a obtenu cette faveur de la part du père ? Le fils ne se sent pas coupable, il ne cesse de dire à son père rongé par le remord : Papa je t’aime. Et plus on avance dans le film, plus Isaiah a d’autorité sur Sidney. Le père est malheureux, désespéré, il n’arrête pas de s’excuser et le fils donne des ordres. Le père est entré dans la dépendance de son fils, et il doit s’en excuser auprès de sa femme.

Un tel film n’a pu être imaginé qu’à une époque où les genres sont plus plastiques que jamais. Que se passe-t-il quand, pour un fils, la mère n’est plus l’objet de désir, mais c’est le père ? Il y a inversion de quelques schémas courants : inceste père / fils et non pas mère / fils, tentative de matricide et non pas de patricide, « victoire » finale de la mère qui reste seule avec sa fille. Le père étant mort par accident suicidaire, il n’a pas été tué, contrairement au fils. A noter que la fille n’a pratiquement aucune place dans l’histoire. Comme dans le film de Nuri Bilge Ceylan, Le poirier sauvage, seule la mère peut s’intercaler dans la relation père/fils, sans grand succès.

Le moment de culbute est celui où le père se confesse. L’écriture est son métier, il est poète, alors il écrit un texte, un long texte, tout un livre, un gros livre pour se raconter. Il veut se confier à sa femme, son épouse qu’il a abandonnée. Mais le fils intercepte le texte et lui ordonne de le détruire. Le fils ne supporte pas la confession, il l’interdit littéralement. Le père voudrait partager sa culpabilité, mais le fils refuse. C’est toi le coupable, lui dit-il, et uniquement toi, et c’est à toi de porter cette culpabilité, à personne d’autre. Isaiah menace son père des pires conséquences s’il ne détruit pas le document – on verra plus tard que cet ordre n’aura pas été exécuté. D’ailleurs indépendamment de cette confession, Joan, la mère, était déjà au courant. Elles les a vus par le trou d’une serrure – à ce moment son fils, qui donnait la fellation, était à sa place à elle (elle a des raisons d’être jalouse – c’est peut-être pour ça qu’à la fin elle tue son propre fils, transformé en rival). Peut-être la mère voulait-elle simplement maintenir une façade de moralité. En tout cas, quand le père se tue (volontairement ou involontairement, c’est ambigu), elle considère que c’est le fils qui est coupable. Elle l’accuse, mais lui refuse de s’excuser. Alors ils se battent, et finalement dans ce combat, c’est la mère qui tue le fils. Elle finit en larmes, regrettant le père qu’elle continue à aimer.

On peut trouver l’origine de ce drame dans la scène d’introduction. Le père ayant surpris son fils en pleine masturbation, ne le dispute pas mais au contraire le félicite presque, il lui donne sa bénédiction, sans savoir que le fils ne se masturbait pas devant une image de fille, mais devant son image à lui, le doigt tendu comme pour lui donner un ordre. Objet de bénédiction, le fils a l’impression d’exécuter les ordres du père quand il se masturbe (auto-érotisme), et aussi quand il le masturbe, lui (hétéro-érotisme). On pourrait dire, dans les termes de la psychanalyse, que c’est l’origine de sa perversion. 

Et voici un film qui semble transgresser toutes les règles, mais qui, en son fond, est profondément chrétien. C’est une histoire de faute, de dette, de culpabilité et de châtiment. Le père est un Christ qui accepte de prendre sur lui toutes les fautes, les siennes et celles de toute la famille, jusqu’au sacrifice, tandis que le fils a l’impression d’être à l’abri, car il aura toujours payé sa dette. Mais le jugement dernier arrive plus vite que prévu, autrement, par le bras vengeur de sa mère.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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