L’Éloge du rien (Boris Mitić, 2017)
Une voix parle au nom du Rien (comme si tous les riens, la multiplicité des riens, ne pouvaient se rapporter qu’à ce Rien unique, en ruine)
Boris Mitić a mis huit ans pour faire ce film. Il a sollicité 62 documentaristes qui ont filmé dans 70 pays différents1 300 images, qui ont été prises par plus de 100 chefs opérateurs. Dans le générique de fin, on trouve la liste des cinéastes et des pays, mais le montage ne permet pas de les distinguer. Boris Mitić leur a donné une consigne : il faut rapporter du rien. Ils ont fait ce qu’ils ont pu. Les images sont aussi hétérogènes que possible, et reliées par un dispositif imitant le cinéma muet : une trentaine de séquences précédées d’un cartel plus ou moins explicatif (voir liste des cartels ci-après). Un texte bien écrit + une série de titres pour encadrer les images, ça donne quelque chose qui ressemble à une histoire, un récit, le grand-œuvre de Boris Mitić qui semble avoir été filmé par une seule caméra, une seule personne. Une fois délivré ce film testamentaire, dit-il, il pourra prendre une joyeuse retraite.
Après un générique en français, le film parle anglais (c’est la moindre des choses quand on s’adresse à l’universel). Les sous-titres français sont passablement fantaisistes, moins poétiques et plus jargoneux. Il paraît que le film a été « traduit » en 32 langues (y compris le latin et l’espéranto). Celui qui les comprendrait toutes en saurait beaucoup plus sur le film. La voix unique parlant au nom d’une multiplicité de lieux, d’objets, de personnes, etc., fait penser à un autre film hybride à voix unique : Manifesto, de Julian Rosefeldt (2015). Dans ce monde où presque plus rien ne peut être sauvé, il faut sauver le Rien. C’est une déclaration, une affirmation, une proclamation, et aussi une prière, car il y a dans cette rédemption quelque chose de religieux. Ce Rien si beau, ça n’est pas rien. Ce n’est pas tout à fait un Dieu, mais c’est tout comme.
La textualité est double. La voix caverneuse, profonde et testamentaire d’Iggy Pop, qui semble flotter au-dessus des images, prononce un long poème en vers. Sans doute cette voix ne suffisait-elle pas, puisque, en plus, une trentaine de cartels racontent les aventures du Rien sur cette terre où il habite sans habiter, où il est chez lui sans l’être. Les tonalités du texte reflètent cette errance : adresse au spectateur, citation philosophique, auto-commentaire, énoncé surréaliste, constat désabusé, jugement péremptoire ou cynique, sarcasme, etc., le texte déroule sa diversité, distincte de celle des images, dans la perspective incertaine d’une universalité visuelle du rien. Le Rien n’est pas un petit rien, puisqu’il s’écrit avec une majuscule. Il dit « je », commande son point de vue aux différentes instances : la caméra, le cinéaste, le spectateur, la voix off, le référent, les images, la musique, etc. Le contenu est vaste, mais finalement tout ça, dit-il, ce n’est rien, ou plutôt : c’est Rien. La voix off dit « je » sans qu’on sache quelle relation elle entretient avec les images qui défilent devant nos yeux. Il lui arrive de se récuser elle-même en tant que « je », mais c’est pour mieux y revenir. L’unité du texte se joue dans une tension entre un nom commun, rien, et un nom propre, Rien. Sans cesse le point de vue d’un « je » qui se dirait Rien est réaffirmé. Ce je se voudrait à la fois impersonnel (rien) et personnel (Rien). Il absorberait en lui l’impersonnalité des images. Ce film poétique dissimule la personnalité de l’auteur, la date, les circonstances, la langue d’origine, les sources, etc., tout en les révélant. Dans le même mouvement, le « je » s’affirme et se retire, il dit une chose et son envers. Il est le « je-rien » des écrans, capable de tout absorber et de tout critiquer, de s’émerveiller devant tout, et aussi de disqualifier et de mépriser tout.
Le Rien, qui est la voix off, se raconte lui-même. De qui ou de quoi est-il l’autobiographie ? On peut, pour le laisser entendre, comparer ce film à d’autres montages d’images venues des quatre coins du monde : la trilogie des Qatsi de Godfrey Reggio (1982-2002) ou les films de Ron Frick comme Baraka (1992) ou Samsara (2011). La bande-son des premiers est composée par Philip Glass, et celle des seconds de bruitages hétéroclites. L’Éloge du Rien parle, lui, à la première personne, comme le démiurge du Timée de Platon d’où émerge Khôra, ce lieu platonicien qui n’a ni sens, ni histoire, ni essence. Khôra est en même temps d’avant le commencement, avant la parole, et à venir, toujours à venir. Dans la langue courante, le mot signifie lieu, place, emplacement, mère, nourrice, réceptacle, etc, mais si la question du Timée est celle de l’émergence de ces lieux (le monde comme espace), alors on peut dire qu’avant cette émergence, il n’y avait Rien. Avec un peu d’ironie, on pourrait rétroactivement appliquer ce titre, Éloge du Rien, aux films qui l’ont précédé car en somme, ils ne disent que la réitération du rien. La différence, c’est que, dans le cas de ces films, la réitération dit aussi la maîtrise, tandis que chez Boris Mitic, qui maîtrise lui aussi parfaitement sa cinématographie, il y a un souci d’illustrer par un texte la perte de maîtrise de l’époque qui précède immédiatement la crise du coronavirus. L’Éloge du Rien est un acte d’écriture, une performance qui dit : Il faut à présent que je dise que je suis Rien. Cette phrase une fois dite a une vertu d’effacement. Le locuteur se retire de ce monde pour laisser place à autre chose.
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L’ÉLOGE DU RIEN.
00’43. Une parodie de dénonciation documentaire pas tout à fait en prose, dans laquelle le Rien cherche à défendre sa cause.
01’49. Un jour, le Rien décide de s’enfuir de chez lui, fatigué d’être incompris.
02’48. Il traverse 8 montagnes et 8 mers…
03’38. … et arrive dans notre vallée perdue.
06’34. Le Rien glisse sur une page blanche et descend parmi nous.
08’08. Le Rien ajuste sa ceinture.
11’11. Le Rien reconnait que sa connaissance de notre monde était habituellement exactement inverse à la nôtre.
12’46. Nous pas – et le Rien commence à se sentir plutôt malvenu.
15’27. Le Rien commence à porter des jugements.
17’32. La vérité, c’est que le Rien est dans le même état de confusion que nous, mais qu’il réussit parfois à saisir la nature humaine.
19’45. Mais le rien a de la sympathie pour nos faiblesses, en en adopte même quelques-unes.
21’37. Inspiré, le Rien tente de s’adapter, mais les choses ne sont pas si simples.
23’47. Mais le Rien a trop de fierté pour bénéficier de prestations sociales.
24’47. Pas de réponse.
27’03. Pour des raisons insaissables à l’Homme, le Rien parle en vers, tout le temps.
30’47. Peu après, bien sûr, le Rien tombe amoureux.
33’22. La promiscuité attire l’attention internationale. Les Américains, qui sont toujours les premiers, dépensent des fortunes pour acheter du Rien.
36’45. Les Asiatiques essaient de cloner le Rien.
40’24. Les Arabes essaient de dompter le Rien.
43’40. Les Européens sont toujours en train de débattre de ce qu’ils devraient faire avec le Rien.
46’39. Le reste du monde croit toujours dans le Rien.
50’09. Un poète russe est alors allé au bout du monde et a craché sur le Rien.
52’01. Encore une fois, les nobles menaces du Rien ont très peu attiré l’attention.
54’23. Désespéré, le Rien commence un blog sur les pauses tactiques pendant le rapport sexuel.
56’08. Mais pour faire exploser la popularité du Rien, il a suffi d’un selfie explicite.
57’02. Le succès, bien sûr, a un prix.
59’20. Se méprisant de plus en plus, le Rien essaie au moins d’être utile.
1’02’10. Trop tard. L’industrie n’a Rien dans les couilles.
1’03’31. Au sommet de sa popularité, le Rien décide de ce retirer.
1’07’05. Le Rien prononce un discours d’adieu.
1’09’19. Mais le Rien ne trouve aucun chez soi où revenir, alors il prétend avoir encore quelques petites choses à dire.
1’12’55. La conclusion à prendre avec soi, s’il en est.
- Soixante-dix, le chiffre n’est peut-être pas né du hasard; c’est le chiffre de la multiplicité infinie. ↩︎