La mort de Louis XIV (Albert Serra, 2016)
Seul un autre peut dire, à la place du « je » souverain : « Moi, je suis mort »
Dans les jardins du château de Versailles, on entend les oiseaux et une sorte de crissement, un bruit de roulement sur le gravier. On est en août 17151. Louis XIV, 76 ans, assis sur une chaise, fait sa promenade quotidienne. On le voit ensuite couché dans son lit, avec perruque blanche et jabots de dentelle. Ses chiens sont près de lui, ils l’aiment, il les aime, il est leur maître. Ses jambes sont bandées. Une foule l’entoure, lui rend visite. Guy-Crescent Fagon2, premier médecin du roi depuis 1693, lui regarde le fond de l’œil et répond à ses questions. Ils parlent de femmes. Il semble aller mieux, dit-on, tandis qu’il mange des œufs, puis un biscotin. On applaudit. On lui demande son accord pour financer des travaux de fortification. Il réfléchit. On le lève, on l’aide à marcher, il se recouche, il souffre, il demande de l’eau dans un verre en cristal. Sa jambe gauche le fait terriblement souffrir, mais il veut quand même écouter la messe à la chapelle. Les médecins discutent de son alimentation. Fagon s’oppose à la venue de médecins de la Faculté, en lesquels il n’a pas confiance. On lui panse la jambe. Le roi accepte, après beaucoup d’hésitation, de reporter le Conseil des Ministres. Un paysan provençal nommé Brun ou Lebrun, considéré comme un faiseur de miracles, est annoncé à la Cour. Malgré le refus de Fagon, les médecins de la Faculté arrivent eux aussi le 21 août. Ils examinent la jambe à la loupe. Comme Fagon, ils diagnostiquent une sciatique, malgré la progression de la gangrène, la fièvre du malade et l’apparition de taches noires sur la jambe. Ils préconisent une saignée, tandis que Fagon continue à prescrire des pansements à l’eau-de-vie camphrée, des bains de lait d’ânesse, des massages ou du quinquina3. Des tambours et hautbois retentissent – le roi semble heureux que Versailles soit encore en fête. Le 24 août, la situation s’aggrave, le premier chirurgien Georges Mareschal annonce au roi que la prétendue sciatique est en fait un sphacèle (gangrène sénile). Les médecins sont impuissants. On lui donne trop à manger. Il répond : « Je ne peux plus avaler quoi que ce soit, tout me dégoûte ». « Je ne peux plus déglutir ». Il goûte au bouillon, le refuse. « Cette jambe, ça pue, ça me fait vomir, ça me donne la nausée ». Il sait maintenant, avec certitude, que ses jours sont comptés.
La mort, on peut peut-être la jouer, mais la filmer, on ne peut pas. On peut montrer un corps mourant, un corps tué, un cadavre, un corps à moitié cadavérisé comme celui du roi, on peut montrer ce qui vient avant, pendant ou après, on peut figurer la peur, l’angoisse ou le regret, on peut aussi parier sur la date du décès (ce à quoi, dans le cas particulier, nombre de sujets britanniques se seraient amusés4), on peut imaginer les conséquences de la mort, mais pas la mort elle-même. Même pour un roi, l’expérience de Valdemar est impossible.
Il recommande à son arrière-petit-fils, le petit dauphin, futur Louis XV, âgé de 5 ans et demi, de ne pas l’imiter dans son goût des bâtiments, de soulager la misère de ses peuples, de faire la guerre le moins possible, de rester un prince pacifique. Après cette déclaration, il l’embrasse longuement. Le roi n’a pas d’interlocuteur. Le seul qu’il puisse avoir, c’est un autre souverain – son descendant5, déjà presque roi. Il souffre, il geint. C’est un cri horrible, de détresse et d’impuissance. On voit le pied en très gros plan. Le roi demande qu’on le lui coupe. « On ne peut pas le laisser souffrir comme ça » dit Fagot6. Ils appellent le père Le Tellier7. « Voulez-vous vous confesser, Sire ». Le roi lui parle à l’oreille, on ne comprend pas ce qu’il dit. « Veillez sur eux… Bénissez … bénissez moi »8. On voit de nouveau la jambe, nue, en gros plan. Le prêtre embrasse la peau ridée, blafarde. Le roi ne dit rien de plus. A chaque moment de silence commence un autre état qui n’arrive pas.
Brun propose un élixir9. Il en boit lui-même un verre, puis on en donne au roi. Celui-ci en boit un peu, recrache, refuse. Peu après il se sent un peu mieux, mais sombre dans le silence. Les médecins discutent entre eux. On demande au roi de prendre des décisions. Toujours vivant, il refuse de manger, il fait appel au cardinal de Rohan – qui se présente. Il le remercie d’être venu, mais ne lui demande rien. Les derniers sacrements sont reportés à plus tard. Á Madame de Maintenon10, il fait une autre demande : qu’on lui apporte « le coffret de son père et le coffret doré ». Il choisit certains documents, qu’il fait brûler. En voulant emporter les cendres, un médecin se brûle les doigts11. Et si c’était le moment le plus important du film ? Il n’aura pas suffi qu’il soit lui-même sur le point de disparaître, il aura fallu qu’il fasse disparaître des traces, des écrits dont nous ne pouvons rien connaître, dont le film ne nous dit rien. Sous le regard de ses médecins, de ses valets, de Madame de Maintenon et peut-être d’autres personnes de la Cour, il clôt le passé de sa lignée. C’est ainsi qu’il est mort, c’est ainsi qu’il a dit : « Je meurs », c’est ainsi qu’il a contourné l’impossible : par un effacement, un cryptage définitif. Quand des souvenirs ou des traces sont détruites, la mort est effective. Quand la mémoire du vivant se consume avec l’embrasement des papiers, quand d’autres noms s’effacent avec le sien, quand il retire la signature ancienne de toute circulation, il peut dire : Je suis mort. Dans le déroulé du film, cet acte d’auto-effacement d’un monde est le dernier du roi. Tout ce qui était vivant dans la personne du roi, tout ce qui était indéniablement rattaché à lui, tout ce qui était visiblement sien, est démis, jeté, sacrifié. Il n’y a plus rien d’authentique ni d’original, il n’y a que des restes dont le statut est déjà vacillant.
Le roi demande si le père Le Tellier a des nouvelles de Noailles. Il n’a pas répondu à la lettre, viendra peut-être, plus tard. « Vous avez entendu parler de quelque chose ? ». Le Tellier aurait pu obtenir ces renseignements – mais il ne les a pas. L’autre dimension du cryptage, c’est que le roi meurt sans savoir ce qu’il aurait voulu savoir.
Le cardinal dit la messe, eucharistie, prière, silence. Le père Le Tellier prie. On apporte des biscotins que le roi fait tremper dans du vin d’Alicante, il mange ostensiblement. Pour faire sentir l’émotion, la solennité, on passe la messe en ut mineur de Mozart. Alors commence l’un des événements du film : le roi nous regarde et boit. La musique se fait encore plus insistante tandis qu’il continue à manger12 en nous regardant fixement, longtemps, très longtemps, droit dans les yeux, d’un regard presque provoquant « Vous me voyez mort ? Eh bien, c’est moi qui vous regarde, je vous défie de soutenir mon regard ». C’est déjà depuis l’autre lieu qu’il nous regarde, et ce qu’il regarde en nous est aussi l’autre lieu. Ses yeux sont ouverts, il respire encore. « Où est Madame de Maintenon ? » demande-t-il. Elle est auprès des jeunes filles. « Qu’on la fasse venir », dit le roi. « Lorsque je serai mort, vous ferez expédier mon cœur à la maison de confesse des Jésuites et le ferez placer de la même manière que celui de feu roi, mon père »13. Ce que fait ou fera un regard-caméra, on ne le sait jamais à l’avance. Parfois il invite à sortir du film, mais qui ? Le spectateur, l’acteur, le personnage ou encore un autre, un Qui ou un Quoi, un absent vaguement situé dans un hors-champ incertain, indéterminé. D’autres fois il t’invite, toi, à entrer dans le film, et c’est une invitation impérieuse, irrésistible. C’est imprévisible, étrange, mystérieux. Dans le temps suspendu du semi-coma du roi, l’entre-temps des 30 et 31 août 1715, quand il a presque totalement perdu conscience, cet interminable regard tourné vers nous est-il encore une adresse ? On n’en est même pas sûr. Ce à quoi (ou à qui) il (Louis XIV, à moins que ce ne soit Jean-Pierre Léaud) s’adresse reste secret, indicible14. Ce qu’il mange n’est plus de la nourriture, c’est un viatique pour le dernier voyage dont nous sommes les témoins. Après cela, s’il parle encore, ce ne sera plus vraiment lié au monde. Il n’y aura plus d’interprétation possible.
« Je voudrais un chaud-froid de volaille » dit-il d’une voix très faible. Il prononce une prière. « Si ma jambe était partie, ce n’est pas tout le corps qui s’en irait … ». Le roi avait donné son accord pour qu’on lui coupe la jambe, mais son chirurgien pensait que cela n’aurait servi à rien. On le panse, il souffre, il gémit. « La jambe est perdue », dit le médecin. Chacun répète la théorie des deux corps, mais le corps résiste, il n’y en a qu’un. La gangrène n’épargne pas l’autre corps. Le peuple ne s’y est pas trompé : quand la jambe noire, bandée, passe au premier plan, il se sent délivré des deux corps.
Fagon propose l’arrestation du charlatan Brun et son embastillement. « Il faut l’arrêter », dit le roi qui reste encore, pour un temps, le seul décideur. Fagon se retire. L’unique corps du roi, enjeu de pouvoir. Le père Le Tellier : « Par cette sainte onction et son immense miséricorde, que le Seigneur pardonne tous vos péchés. Le péché commis par la vue, le péché de la bouche et de la parole, le péché commis par l’ouïe, le péché commis par le goût et la bouche, le péché commis par le toucher. Votre main Sire ». Prière en latin15. « Partez en paix, Sire ». Le roi souffre, il geint, il respire péniblement. Des prières sont chuchotées. On veut lui faire boire de l’eau, on n’y arrive pas. « Rien n’y peut faire », dit le médecin. On lui propose de la gelée, sa bouche reste fermée. Encore de l’eau, mais bien que ses yeux soient entrouverts, sa bouche est hermétiquement close. Silence. C’est le dernier moment de la crypte.
« Le roi est mort », dit Fagon16. S’il avait été souverain, ce n’est pas Fagon qui l’aurait dit, c’est lui-même. Le dernier geste vers lui aura été de nourrir un corps qui n’en voulait plus. On médite, quelques femmes pleurent17. L’émotion est-elle feinte ou non ? Peu importe. Ses yeux sont restés tels quels et sa peau est très blanche. Prière. « Procédez Messieurs », dit Fagon. On procède à la tripartition : séparation du corps, du cœur et des entrailles. Taille de l’intestin : « le double d’une constitution normale ». On « a trouvé l’extérieur du côté gauche gangrené depuis l’extrémité du pied jusqu’au haut de la tête, l’épiderme se levant de tous côtés, moins le droit que le gauche, le ventre extrêmement tendu, très bouffi, les intestins bien altérés avec inflammation surtout ceux du côté gauche, le gros intestin d’une dilatation extraordinaire » (procès-verbal). On nettoie la rate inflammée. Même l’estomac est touché par la gangrène. L’acte souverain, le plus souverain des actes souverains, c’est celui qui ôte toute souveraineté. Quand ce moment arrive, la question du politique n’est plus la même, son concept courant devient fragile, friable. Cette soudaine perte de crédibilité ouvre le chemin possible-impossible d’un autre politique, dont on n’a pas idée. Le film montre le moment où le corps de Louis XIV, démembré, monstrueux, ne porte plus l’institution. Une contre-parole peut s’entendre. Même le cri « Vive le roi ! » pourrait prendre une autre signification. J’ai rêvé qu’aucun Fagon, aucun Le Tellier ne serait présent pour clore ce moment-là, mais ce qui est survenu alors, dans ce moment précieux, unique, dangereux, dans le contre-mouvement, c’est que cette souveraineté ultime s’est emparée de mon corps.
On ne peut pas montrer la mort comme telle, mais on peut tenter de la vivre ou de la faire vivre. Il faut pour cela oublier les sources historiques, les querelles politiques, Saint Simon ou le marquis de Dangeau, il faut qu’il ne reste presque rien de tout cela dans le film, rien d’autre que l’épaisseur du personnage, sa présence intense. On appelle parfois réduction ce genre d’opération18 : Vivre la mort, la mort réduite à elle-même en-dehors de toutes les conventions et des soucis de représentation19. En face de l’impuissance absolue des médecins, l’homme le plus puissant du monde n’est rien d’autre que sa propre présence à lui-même. Rien de plus futile, négligeable, insignifiant. « Quelle est la cause de la gangrène ? » « Je l’ignore », dit Fagon. Il regrette de ne pas avoir cru à la gangrène, c’est sa faute. « Messieurs, nous ferons mieux la prochaine fois » – telle est la dernière phrase du film.
- Le 9 août, Louis XIV rentre de la chasse très abattu. Le 10, il ressent une douleur à la jambe, le 24 août, il doit s’aliter, le 26, la gangrène atteint l’os, et le 1er septembre, vers 8h15 du matin, il meurt. ↩︎
- Petit, bossu, asthmatique, les dents de la mâchoire supérieure noires et pourries, affligé d’une légère claudication et d’une maigreur extrême, Guy Crescent Fagon était reconnu pour son intégrité. Son titre officiel était archiatre – le mot grec pour médecin. En tant que premier médecin du roi, son pouvoir était grand et son comportement caractériel. C’était une sorte de ministre de la santé. Dans tout le royaume, la pharmacie était sous sa juridiction. Il examinait les produits nouveaux, les expérimentait, en donnait le droit de prescription, accordait les brevets et les monopoles. Il nommait lui-même les médecins ordinaires du roi et de lui dépendaient une foule de subordonnés. En 1715, à la mort de Louis XIV, le poste d’archiatre s’achevait ; mais Fagon conserva la surintendance du Jardin Royal, où il se retira et vécut, jusqu’à sa mort, à l’âge de 80 ans, le 11 mars 1718. ↩︎
- Il semble que cette jambe ait aussi été placée dans une vasque d’argent contenant du vin aromatique brûlant. ↩︎
- Ceux qui ont parié sur le mois d’août n’ont pas eu de chance, car il est mort le 1er septembre. ↩︎
- Dans les années qui précèdent, Louis XIV a vu disparaître la reine Marie-Thérèse, son frère, son fils, deux de ses petits-fils et l’aîné de ses arrière-petits-enfants. Il ne lui reste plus que sa seconde épouse, Madame de Maintenon, et le Dauphin. ↩︎
- Le 25 aout, Fagon aurait enfoncé sa lancette dans les chairs nécrosées, et le roi n’aurait ressenti aucune douleur. ↩︎
- Le père Michel Le Tellier, confesseur du roi depuis 1709, est mort quatre ans plus tard, le 2 septembre 1719. Jésuite aussi caractériel que Fagon, il haïssait les jansénistes. Il pensait que les biens des sujets appartiennent au souverain en propre, et que quand il les prend (notamment par les impôts), il ne prend que ce qui lui appartient. ↩︎
- Selon les chroniqueurs, le roi aurait fait ses adieux deux fois à Madame de Maintenon et à deux reprises à la Cour. ↩︎
- De la semence et du sang de taureau, de la graisse de grenouille, et l’on a mis sept fois, pour le roi, du jus de cerveau que les anglais distillent. ↩︎
- A laquelle il aurait dit : « Je m’imaginais qu’il était plus difficile de mourir que cela ». ↩︎
- Dès le lendemain de sa mort, 2 septembre 1715, le Parlement de Paris fait casser le testament du roi qui, entre autres décisions, confisque une partie de ses prérogatives. Il déclare Philippe d’Orléans régent, contrairement aux volontés du roi. Louis XIV ne se faisait à ce sujet aucune illusion – comme quoi il n’est d’autorité d’un roi que vivant. ↩︎
- Peut-être le mot manger n’est-il pas le bon : il ne se nourrit pas, il incorpore quelque chose qu’il est le seul à connaître. ↩︎
- Cette maison des Jésuites n’est autre que l’actuelle église Saint-Paul-Saint-Louis à Paris. ↩︎
- On hésite à le nommer tout autre, mais y a-t-il d’autre vocable ? ↩︎
- Ce n’est pas exactement celle qui est dite dans le film, mais citons-la quand même : Per istam sanctam unctionem et suam piissimam misericordiam adiuvet te Dominus gratia Spiritus Sancti, ut a peccatis liberatum te salvet atque propitius allevet. (« Par cette onction sainte, que le Seigneur, en sa grande bonté vous réconforte par la grâce de l’Esprit Saint. Ainsi, vous ayant libéré de tous péchés, qu’il vous sauve et vous relève »). Faut-il vraiment au souverain l’aide de l’église pour cette relève ? ↩︎
- Diagnostic final : embolie liée à une arythmie complète, compliquée de gangrène. ↩︎
- Tout à fait à la fin du film, on a pensé à y faire figurer quelques femmes ; mais c’était pour pleurer. ↩︎
- Suspendre le monde pour accéder aux choses mêmes. ↩︎
- « J’étais pris moi-même personnellement au piège de ma propre mort » dit Léaud. Il cite Cocteau : « Le cinéma est le seul art qui capture la mort au travail. On la voit travailler à travers les actions, comme les abeilles à travers une ruche ». Il se sent, après cette expérience, différent de tous les autres : « Je ne vois pas un autre acteur pouvant aller aussi profondément dans les intensités de la représentation de sa propre mort que moi dans le film de Serra ». Je savais, confirme Albert Serra, que la magie du film, ce serait lui, Jean-Pierre Léaud, un homme qui, dans une totale innocence, échappe à tout cliché. Ici la présence s’émancipe de la voix, de la parole, elle se dissocie du vécu, des sensations, elle échappe à la vie même. La présence la plus intense, c’est celle qui est réduite à presque rien. On ne peut jamais en être absolument sûr. Il suffit d’une hésitation, d’un pas, d’un mouvement, et la présence s’étiole, elle dépérit. Le film tente de sauver, par la mort, la présence à soi-même. En réussissant, il ne pourrait qu’échouer. ↩︎