Conann (Bertrand Mandico, 2023)

Engagé·e dans la barbarie, je dois me venger contre moi-même jusqu’à l’étape ultime où « ma mort » emporte tout, y compris l’art, l’œuvre.

Comme son titre l’indique, c’est un film sur la barbarie, un film pessimiste qui n’ouvre aucune porte, pas même celle de l’art ou de l’œuvre1. On aurait pu croire qu’en ajoutant un N au Conan le Barbare de John Milius (1981), en le féminisant, en le démultipliant, Bertrand Mandico aurait atténué la violence, mais c’est plutôt l’inverse qui arrive (massivement) dans le film. Certes ce n’est plus un Conan, c’est une série de Conann, mais au fond c’est toujours la même, et cette démultiplication factice se termine par la mort non seulement de la Reine, la surpuissante Conann dont des avatars ont raconté l’histoire, mais de (presque) tous (ou toutes) les autres, y compris le témoin Rainer à tête de chien et veste de cuir fassbindienne, sauf peut-être une exception, elle-même meurtrière, qui s’enfuit à la fin. Alors que dans le film de Milius, le héros vengé, débarrassé de ses haines, s’en va tranquillement vers un autre avenir, dans le film de Mandico, l’héroïne offre son corps à cannibaliser dans une démarche quasi-christique où l’hostie ne sauve pas, mais empoisonne. Quarante ans plus tard, ce film est encore plus violent que celui de 1981, et aussi plus mystique, plus religieux. En se sacrifiant, la barbare nous menace tous d’un terrible jugement dernier. Chez Milius, les six âges successifs aboutissent à la vengeance-décapitation du roi-prêtre Doom, un geste de délivrance salutaire, mais chez Mandico, la vengeance-décapitation s’exerce contre soi-même. Il n’y a aucune passion, aucune pitié, aucun relèvement. Après les six combats on peut avoir, dans le film de 1981, un espoir de paix, mais dans le film de 2023, on assiste au baiser fraternel de deux morts sans cœur, qui n’ont rien d’autre à proposer que leur propre déliquescence.

Mandico explique qu’il désirait faire un état des lieux de la barbarie. Le comble de la barbarie selon lui, c’est la vieillesse qui tue sa propre jeunesse. Chacun des six âges successifs se termine en auto-vengeance : la Conann de 25 ans tue celle de 15, la Conann de 35 ans tue celle de 25, et ainsi de suite, sauf que la dernière, déjà morte, se venge cruellement en soumettant les tiers à une violence impossible. Pourquoi devrait-on, à mesure qu’on avance en âge tuer sa personnalité précédente ? Mandico répond : par vengeance. Je me venge de mon moi plus jeune qui m’oblige à vieillir, à passer à l’étape suivante, à me rapprocher de la mort. C’est comme si je considérais que ce moi plus jeune portait la responsabilité de mon vieillissement, et aussi de ma disparition. Étrange postulat anti-jeune, qui permet au plus vieux d’éloigner une culpabilité qui menace. Et comme nous vieillissons tous, nous savons que nous serons tous assassinés par une extension de nous-même.

Si Mandico prend le contre-pied de Milius, ce n’est pas par féminisation (car ses femmes sont complètement étrangères à l’essence du féminin, s’il y en a une), c’est par clôture. En filmant juché sur une grue, il enferme les acteurs dans un rez-de-chaussée sans porte de sortie. Ne pouvant se débarrasser du devoir initial, de la tâche de vengeance (le meurtre de mère), chaque Conann ne fait que rejouer la même chanson, celle du Je suis mort. Dès le début du film, Conann est morte. L’enfer pour elle, c’est de revivre sa vie. Des cavernes néolithiques2 au temple antique3 aux bas-fonds du Bronx4 au champ de bataille européen du nazisme5, on peut avoir l’impression de revivre l’histoire jusqu’au moment du pacte diabolique6, mais avec la Conan de 65 ans ou plus7, on comprend nécessairement qu’il n’a jamais été question d’autre chose que de la Conann déjà morte. La barbare peut, dans le même temps, vivre, mourir et s’adresser à nous depuis l’au-delà. Son présent qui dit « Je suis morte » englobe tous les temps, elle se joue de toutes les contradictions et déjoue tous les paradoxes, mais son retour n’est pas spectral, c’est le retour brutal du mal radical, de la pulsion de mort, de la violence originelle ou du Walten, appelez-le comme vous voudrez selon vos références philosophiques. Bertrand Mandico choisit, à la suite de John Milius et de Robert E. Howard, la barbarie.

Conann la Barbare, c’est aussi un film, une « œuvre » qui s’affirme comme telle, nourrie par d’autres œuvres de l’histoire de la littérature et du cinéma. Obligée de manger sa mère, Conann force les artistes à la manger elle aussi. Ce film qui se termine par la dégradation de l’artiste8 est impressionnant. « Quelle œuvre! Mon œuvre, un concentré de barbarie, de trahison, de perversité, de romantisme et d’amour trompeur » dit l’héroïne, tandis que lui-même (Bertrand Mandico) accouche d’une grande-œuvre (au sens du grand-œuvre mystique). Il est impossible de s’extraire de la barbarie dit-il, donc toute œuvre est barbare9. Cette œuvre-là incarne la dernière Barbare qui a tué toutes les autres y compris Conann et son chien le doppelgänger, lequel porte avec lui toutes les photographies, tous les autres films, tous les témoignages, toutes les réminiscences de la réminiscence en général.

On peut s’arrêter au final sur le chiffre 6. Pourquoi n’y a-t-il pas de septième scène ? Il n’y aura pas de repos, de paix après la guerre. « Vous êtes toutes infectées, vous êtes un poison pour l’art et la société » dit la seule survivante Ultra Lux, musicienne activiste qui tue les concurrentes à la mitraillette avant de s’emparer du cœur de Rainer. « Toi comme les autres tu vas mourir et je vais hériter pour la bonne cause. Je ne veux aucun témoin. Donne-moi les photos ». Conann condamnée à rester définitivement en enfer est incarnée par une artiste, héritière de la barbarie, elle-même sosie, double, jumeau maléfique. Il n’y aura pas de pas au-delà – sauf le film lui-même qui résiste, en tant qu’œuvre d’art.

  1. Comme s’il renvoyait au pessimisme de Freud dans son échange avec Einstein en 1932. La culture, selon Freud, ne suffit pas pour entraver la pulsion de mort. ↩︎
  2. Conann de 15 ans, la Barbare, interprétée par Claire Duburcq. ↩︎
  3. Conann de 25 ans, la Déviante, interprétée par Christa Théret. ↩︎
  4. Conan de 35 ans, la Cruelle, interprétée par Sandra Parfait. ↩︎
  5. Conann de 45 ans, la Guerrière, interprétée par Agata Buzek. ↩︎
  6. Conann de 55 ans, la corruptrice, interprétée par Nathalie Richard. ↩︎
  7. Interprétée par Françoise Brion, la Reine, une actrice qui avait déjà 80 ans au moment du tournage, et non pas les 65 qu’on lui suppose dans le film. ↩︎
  8. Les noms propres des artistes convoqués témoignent de cette dégradation : Ex Turil 21, Uma Port, Colico Flux, Zurich Demain, Diana Dark, Ultra Lux. On ne sait qui est évoquée, entre Maya Deren, Unica Zurn et Erika Lust. ↩︎
  9. La Reine dit : « Je voulais devenir mécène, l’amie des artistes, et devenir une œuvre. Une œuvre. » » Puis elle ajoute : « J’ai froid, je veux rentrer ». ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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