Bande à Part (Jean-Luc Godard, 1964)

Un vol déraisonnable, sans logique, ni cohérence, ni crédibilité, générant sans condition un pur plaisir de cinéma

C’est un film paradoxal où l’objectif du duo Franz1 et Arthur2, voler une importante somme d’argent liquide, contraste avec leur comportement irrationnel, leur amateurisme absolu, leur irresponsabilité. L’attitude d’Odile, qui a naïvement révélé à Franz l’existence du magot, n’est guère plus stable. Elle ne cesse d’hésiter entre complicité et indifférence, et aussi entre les deux garçons, plus attirée par Arthur que par Franz mais incapable de choisir. Finalement l’un d’entre eux mourra (Arthur), ce qui lui évitera toute décision. Elle partira avec l’autre (Franz), comme si de rien n’était. Le fait qu’Odile soit interprétée par Anna Karina, compagne du réalisateur, fait d’elle le principal personnage du film : celui (ou celle) qui incarne la mise en suspens, l’indétermination, l’improvisation, la possibilité, à chaque instant, de prendre un tout autre chemin. Il en va ainsi du film : il commence et finit par hasard. Pourquoi alors s’y intéresser ? Pourquoi tenter d’y trouver un sens ?

Avançons les grands mots. Ce film où il est question d’argent est étranger à toute économie, il est anéconomique. Selon Madame Victoria3, tante d’Odile et maîtresse de maison qui lui fait une absolue confiance, la somme d’argent provient de la fraude fiscale. Il n’est donc pas vraiment illicite de la dérober, et pas vraiment dangereux, puisque de toutes façons Monsieur Stolz, le propriétaire, ne pourra ni se plaindre ni appeler la police. En outre si l’argent est issu de la fraude, il se pourrait que le film entier soit lui aussi une fraude, où les questions abordées, par exemple l’argent ou l’amour, sont secondaires. Mais alors de quoi est-il question ? Le film défie toute logique, toute cohérence, tout équilibre des causes et des effets qui pourraient fonctionner comme condition de crédibilité. Il se moque de la vraisemblance en multipliant les scènes sans rapport avec le récit : la course dans le Louvre pour le visiter en moins de 9 minutes 45 (en réalité 24 secondes, record mondial)4, la danse Madison du trio dans un café, la circulation anarchique en Simca décapotable5 entre Joinville et Paris, la chanson d’Anna Karina dans le métro (tirée d’un texte d’Aragon sur une musique de Jean Ferrat, J’entends, j’entends), le duel final où les acteurs font semblant de mourir, comme Arthur au début du film, une minute de silence dans laquelle tous les bruits ambiants sont coupés, le long extrait de Roméo et Juliette pendant le cours d’anglais. Ce sont ces scènes qui sont devenues, comme on dit, iconiques, c’est-à-dire mémorisées comme telles. Elles n’ont aucune justification, ne servent à rien sauf à manifester la liberté absolue de l’auteur, l’absence totale de considération pour l’intrigue, le pitch. Ces scènes témoignent de l’inconditionnalité générale du film – autre grand mot – c’est-à-dire sa capacité d’affirmation sans être dépendant d’une condition quelconque, condition de réalité, condition de genre (film policier, film comique, etc). Un amour sans amour, une amitié sans amitié, un vol sans vol, une histoire sans histoire, etc… la forme X sans X dépouille le film de toute signification. Certes il y a des exceptions, par exemple la dimension dépressive du personnage d’Odile reflétant les événements de la vie d’Anna Karina (elle sort d’un séjour en psychiatrie après deux tentatives de suicide, octobre-novembre 1963), ou le fait que le nom complet d’Odile, Odile Monod, soit celui de la mère de Jean-Luc Godard (il y a sans doute des raisons à ce choix, mais elles resteront toujours, pour nous, un secret). Ces rares références étant mises à part, on pourrait parler de poème filmique.

Je serais tenté de reprendre une formulation que j’ai proposée pour un autre film inspiré par Bande à PartPulp Fiction (Quentin Tarantino, 1974) : Un film qui crée son propre monde qui n’est pas un monde, mais un montage cinématographique de situations, de citations et de dialogues, pour le salut du cinéma et de ses personnages. Ce qui est sauvé, dans cette histoire, grâce à l’anéconomie et à l’inconditionnalité, c’est un couple (Franz et Odile), et aussi le cinéma.

  1. Interprété par Sami Frey. Le prénom Franz a été choisi à cause de la ressemblance entre Samy Frey et Franz Kafka. ↩︎
  2. Interprété par Claude Brasseur. Le prénom est une allusion à Rimbaud. On trouve dans le film plusieurs fragments de poèmes de Rimbaud. ↩︎
  3. Interprétée par Louisa Colpeyn, la mère de Patrick Modiano. ↩︎
  4. Pour cette action improvisée au dernier moment, Godard a demandé l’autorisation de Malraux, mais pas des autorités du Louvre. ↩︎
  5. Il s’agit d’une Simca Sport Weekend de 1954, empruntée semble-t-il à Antoine Bourseiller. ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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