Here (Robert Zemeckis, 2024)

Il aura fallu un cadre unique, fixe, stable, pour faire du domicile le lieu où s’incarne la phrase : « Il n’y a pas de chez soi »

Ce sont deux films sortis la même année qui semblent n’avoir rien d’autre en commun que la première lettre du nom du réalisateur qui est aussi la dernière de l’alphabet : Z. L’un insiste sur la poursuite d’une errance (Flow, Gints Zilbalodis), et l’autre sur la stabilité d’un lieu (Here). L’un met en scène un déluge qui fait perdre à des animaux tout lieu stable, habitable, et l’autre ne quitte jamais un lieu fixe, un habitat dont les occupants (humains) changent, vieillissent, évoluent dans un cadre unique. Quand on regarde de plus près, quand on réfléchit à ces deux films, on se rend compte que le hasard du Z n’est pas dépourvu de sens : il s’agit dans les deux cas de la fin d’un monde. Entre la dissipation de la terre et l’épuisement de la mémoire, il pourrait y avoir un lien. Here se termine par un moment d’oubli, la maladie dégénérative d’une femme qui ne reconnait plus la maison vide où pendant des décennies elle a vécu, espéré, renoncé, souffert. Tout se passe comme si ce lieu s’immergeait sous elle. La morale finale, s’il y en a une, c’est qu’il n’y a plus de chez soi.

En se focalisant sur un lieu, une pièce unique dans une maison construite en 1907 et son environnement, un « chez soi » occupé par différentes familles successives jusqu’en 2024, le film inspiré d’une célèbre bande dessinée1 décrit la réitération du cycle de vie des familles, de la naissance au mariage, aux aléas de la vie professionnelle, aux fêtes rituelles (on retrouve plusieurs fois Noël et Thanksgiving), au vieillissement et à la mort. Il commence par des dinosaures (emblème difficile à éviter), évoque un couple amérindien du peuple Lëni-Lënape2 (le moment le plus idyllique et aussi le plus stéréotypé3), la descendance esclavagiste de Benjamin Franklin4 (mythologie américaine dont il est exclu de faire l’économie), les couples Harter (jusqu’à l’épidémie de grippe espagnole qui emportera le mari, John, en 1918) et Beekman (un inventeur trop original pour rester là, qui finit par partir en Californie), mais l’essentiel du film porte sur l’histoire d’une seule famille, celle d’Al5 et Rose6 Young arrivés sur place en 1945 et de leur fils Richard7 dit Ricky né et marié avec Margaret8 dans l’appartement même, qui y restera jusqu’à l’arrivée d’une toute dernière famille, noire, un peu avant la pandémie de COVID. Pour cette lignée qui occupe la maison trois quarts de siècle, tout arrive dans le même lieu, y compris la conception de la fille de Richard et Margaret, Vanessa, qui s’enfuira dès qu’elle le pourra. Or ces deux couples sont malheureux, ils sont tous les deux en échec. Plus ils s’accrochent à la maison, et plus leur vie apparaît comme un naufrage – naufrage comparable sur un autre mode aux submersions successives de Flow. Tandis que les animaux errants sont contraints de découvrir chaque fois un nouveau lieu, la famille Young, enfermée dans un lieu unique, une sorte de prison, semble se complaire dans la débâcle ou l’écroulement. Certes à chaque génération il y a des départs. Deux des trois enfants du couple Al et Rose, Elizabeth et Jimmy, disparaissent, tandis qu’après le départ de Vanessa, Margaret finit par divorcer et s’installer dans un autre lieu, avant de renouer avec Richard redevenu artiste (une forme d’émancipation). Mais le sujet du film, sa thématique principale, c’est l’échec du chez soi.

Le film s’achève en mélodrame : Richard et Margaret, qui ont vécu séparément pendant plusieurs années, se retrouvent dans la maison décorée par les peintures de Richard. Ils partagent un dernier repas qui n’a rien à voir avec l’abondance de Noël ou de Thanksgiving. Les plats préparés amoureusement par la maîtresse de maison sont remplacés par des rouleaux de printemps achetés dans un supermarché. Alors que la prière traditionnelle de Thanksgiving peut s’énoncer ainsi : « Merci, Seigneur, pour les bénédictions que tu as accordées à ma vie. Tu m’as donné plus que ce que j’aurais pu imaginer. Tu m’as entouré de personnes qui veillent toujours sur moi. Tu m’as donné une famille et des amis qui me bénissent chaque jour par des paroles et des actions bienveillantes. » Richard prononce une bénédiction beaucoup plus courte : « Merci pour le son de toutes les voix que nos avons entendues ici et pour nous avoir réunis ensemble aujourd’hui ». Entre les deux, c’est la notion de famille qui disparaît. Il ne reste plus que des voix singulières qui semblent encore résonner aujourd’hui, ici-même. En-dehors des singularités, rien n’a eu lieu, il ne s’est rien passé, aucun événement. Le chez soi est le lieu de la vacuité, du sans-lien, et tout ce qui en émerge, tout ce qu’il en reste est symbolisé par le ruban bleu de sa fille Vanessa – un incident, un caprice de gamine, une tristesse momentanée, cela a plus d’effet et d’importance que toute une généalogie, que les efforts opiniâtres des femmes d’intérieur et des chefs de famille pour faire régner l’ordre, aboutir à la réussite.

On peut mettre en relation la phrase, Il n’y a pas de chez soi, avec la forme générale du film : décor entièrement numérique, non-respect de la chronologie, division de l’écran en sous-écrans permettant de passer d’une scène à l’autre ou de montrer différentes époques en simultané9, emploi de la technologie Metaphysic Live, basée sur l’IA, pour rajeunir les acteurs en temps réel, y compris les faire jouer à différents âges. Ce dispositif, allié au grand nombre de personnages, obscurcit le récit et occulte les émotions – ce qui contribue à expliquer l’échec commercial, notamment aux USA10. Mais l’autre explication réside dans le contenu même. Comment justifier auprès du public américain la toxicité du domicile familial, du chez soi que des fêtes comme Noël ou Thanksgiving sacralisent, comment légitimer l’impuissance des hommes et la détresse des femmes ? Il semble que tous ceux qui restent dans le champ soient malheureux, le bonheur ou la réalisation de soi étant rejetés hors-champ (John Harper, premier propriétaire, a hypothéqué la maison pour s’acheter un avion personnel, Stella Beekman, femme du second propriétaire, se fait photographier en pin-up dans ses moments perdus, Rose Young, femme du troisième propriétaire, a fait une fugue à New York avant de revenir piteusement). À la devise américaine There is no place like home, on pourrait substituer : There is no place worst than home. Non-lieu dans une petite ville quelconque, le salon du film symbolise un pays où les gens rêvent d’une vie meilleure sans en avoir les moyens. Al et son fils Richard ne seront jamais que des représentants de commerce, qui voyagent sans arrêt mais sont arrimés à un lieu qui leur reste irrémédiablement étranger.

  1. Here, de Richard McGuire, bande dessinée de 6 pages, a été publiée en 1989 dans la revue RAW dirigée par Art Spiegelman et Françoise Mouly. L’auteur y raconte son enfance à Perth Amboy dans le New Jersey. Son extension à un roman graphique de 304 pages (2014) est considérée comme une étape majeure dans l’histoire de la bande dessinée. ↩︎
  2. Appelés Loups par les Français de la Nouvelle-France et Delawares par les Britanniques, ce peuple vivait près des fleuves Delaware, Hudson et au bord du Long Island Sound. ↩︎
  3. Il ne restera d’eux, plus tard, qu’un collier trouvé par un archéologue sous la maison. On apprend ainsi que la maison est construite sur un cimetière indien, dont la descendance ne peut être que muséale. ↩︎
  4. Son fils illégitime William a été gouverneur colonial du New Jersey de 1763 à 1776. Contrairement à son père, il a toujours été hostile à l’indépendance des colonies. ↩︎
  5. Interprété par Paul Bettany. ↩︎
  6. Interprétée par Kelly Reilly. ↩︎
  7. Interprété par Tom Hanks. ↩︎
  8. Interprétée par Robin Wright. Elle était déjà en couple, 30 ans plus tôt, avec Tom Hanks dans un autre film de Robert Zemeckis, Forrest Gump (1994). Eric Roth est le coscénariste des deux films, Alain Silvestri en est le compositeur et Don Burgess le directeur photo. ↩︎
  9. Un procédé lui aussi inspiré de la bande dessinée. ↩︎
  10. Mal distribué en France, il ne pouvait pas y avoir de succès. ↩︎
Vues : 3

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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