Le Sacrifice (Andreï Tarkovski, 1986)

Evider un monde pour porter, sans que rien ne l’entrave, le commencement d’une parole
Une ambiance religieuse est introduite dès le début du film, avec le tableau de Leonard de Vinci L’Adoration des Mages1 et un extrait de la Passion de Johann Sebastian Bach (Seigneur, prends pitié). Puis vient la scène énigmatique directement reliée à la fin du film : un homme plutôt bavard nommé Alexandre plante un arbre mort. Il est accompagné par son fils de six ans, dont on ne connaîtra aucune autre dénomination que : Petit Garçon. L’enfant est mutique à la suite d’une opération des amygdales. Il joue pendant que son père lui raconte un conte japonais : « Il était une fois, il y a longtemps, un vieux moine dans un monastère orthodoxe. Il s’appelait Pamve. Il planta un arbre sec, comme celui-ci, sur une montagne. À son disciple, un moine nommé Johan Kolov, Pamve dit d’arroser l’arbre chaque jour jusqu’à ce qu’il s’épanouisse. Chaque matin à l’aube, Johan remplissait un seau d’eau et se mettait en route. Il gravissait la montagne pour arroser le tronc sec, et chaque soir, il rentrait au monastère. Trois ans s’écoulèrent ainsi. Et un beau jour, en arrivant au sommet de la montagne, il vit son arbre couvert de fleurs ! » Dans cette histoire, l’arbre mort ressuscite parce qu’il est arrosé par un tiers, un moine. On retrouvera cet arbre à la fin du film quand, son père parti, l’enfant l’arrosera et, retrouvant la parole, dira : « Au commencement était le verbe. Pourquoi, papa ? ». La caméra monte vers la cime de l’arbre, lentement, comme elle l’avait fait pour le tableau de Leonard de Vinci, elle s’arrête devant les remous de la mer, et on lit le message : « Je dédie ce film à mon fils Andriosha, avec espoir et confiance ». Quatre scènes sont superposées : le tableau avec la naissance de Jésus, le conte japonais avec la renaissance de l’arbre, le dialogue du père et du fils qui retrouve la parole en citant le prologue de l’Evangile selon Saint Jean, la relation d’Andreï Tarkovski avec son fils Andriosha qui le remplacera au festival de Cannes, après sa mort le 29 décembre 1986 d’un cancer du poumon, à l’âge de 54 ans2.
Tout indique dans la présentation du film son côté religieux, chrétien – mais il se pourrait qu’il emprunte, en même temps, un chemin assez différent. Alexandre est un ancien acteur célèbre, il est devenu critique, écrivain, professeur d’esthétique, dramaturge, il s’apprête à fêter son anniversaire entouré de sa famille et d’un ami, le médecin local Victor. Il reçoit des cadeaux, des messages, un télégramme le félicitant. C’est un homme cultivé, sophistiqué, qui a renoncé à sa carrière car, dit-il, il ne pouvait pas jouer tous les rôles à la fois : il fallait qu’il en choisisse un, le sien. Sa femme Adelaïde, elle-même ancienne comédienne d’origine anglaise, est agressive, s’ennuie, regrette la fréquentation des milieux culturels, est ouvertement devenue l’amante de Victor. Alexandre ne s’en plaint pas, ne réclame rien, semble s’accommoder de leur vie à l’écart entre leur fille Marta, les servantes Julia, suédoise, et Maria, islandaise. Déstabilisé, probablement déprimé, ayant de plus en plus de mal à écrire, sa seule consolation est son fils Petit Garçon auquel il ne cesse de parler, sans que le petit lui réponde, faute de voix.
Les voici donc prêts à diner dans la belle maison quand tombe une annonce solennelle d’un dirigeant politique à la télévision : une guerre nucléaire est déclenchée, chacun doit se préparer à en subir les conséquences. Petit Garçon dort, les autres sont atterrés et Alexandre, quant à lui, prie. Il supplie Dieu, fait un serment : il est prêt à tout abandonner, mettre en jeu son environnement, ses possessions, ses biens, pour sauver sa famille, sa fille, son fils, y compris Adelaïde malgré ses infidélités. La promesse, la prière et le contexte font penser à un sacrifice de type christique, comme le confirme Tarkovski par le titre choisi pour le film, et aussi par ses déclarations : « Ce qui m’intéressait dans ce film, c’était de montrer un homme capable de se sacrifier. (…) Mon héros ne peut plus vivre comme avant et il accomplit un acte, peut-être désespéré mais qui lui montre qu’il est libre »3. Mais l’on peut avoir quelques doutes. Avant même l’annonce de destruction nucléaire, il avait commencé à renoncer à ses activités sociales, son statut. Plutôt qu’un arbre sec, minéral, stabilisé par des pierres, pourquoi n’a-t-il pas planté devant son fils un arbre bien vivant, dans une terre nourricière ? Pourquoi faire arroser cet arbre si sa survie dépend, en réalité, d’un miracle ? Et surtout à quoi sert l’étrange épisode déclenché par Otto, le facteur – intellectuel retraité lui aussi – lui conseillant d’adresser sa prière à Maria la servante islandaise plutôt qu’à Dieu ? Cette Maria est une sorte de sorcière dont les pouvoirs dépassent ceux des humains4. Si Maria veut bien l’aimer, dit Otto, alors les proches d’Alexandre seront sauvés. Alexandre se rend chez elle, il sollicite l’amour, elle accepte, une lévitation les soulève pendant qu’ils s’enlacent et finalement l’explosion nucléaire n’a pas lieu (on ne saura jamais si c’est à cause de la lévitation). Pourquoi alors faut-il, en plus, qu’il brûle lui-même sa maison, qu’il renonce volontairement à toutes ses possessions et accepte d’être transporté, sans résister, vers un hôpital psychiatrique ? Cet acte prolonge d’autres décisions : renoncer à sa carrière d’acteur, s’installer dans un endroit perdu, sur une île5. L’acte sacrificiel envisagé depuis longtemps n’a peut-être pas de lien avec l’explosion nucléaire – qui d’ailleurs est oubliée dès le lendemain.
Indépendamment des circonstances du jour, Alexandre avait déjà décidé son retrait, sa disparition. S’il agit ainsi, ce n’est pas pour obtenir un résultat, c’est parce que son monde est déjà fini, épuisé. L’évidement a déjà eu lieu, il ne fait qu’en prendre acte. Il n’a pas à s’auto-sacrifier pour sauver sa famille, puisqu’en réalité sa famille ne court aucun risque. Le monde n’a pas été sauvé par son sacrifice, mais pour d’autres raisons mystérieuses – comme l’amour de Maria. Il a cru que le monde en général était sur le point de disparaitre, mais ce n’était que son monde à lui. En prenant acte de cet effacement, il ouvre la parole de son fils. S’agissant du septième et dernier film d’Andreï Tarkovski, on peut faire la comparaison avec le septième jour, le chabat où Dieu se retire et laisse les humains agir dans la plénitude de leur liberté. Ce n’est pas sa propre liberté qu’il recherche par cet acte, mais celle de son fils. Il n’est pas dans la position d’un Christ qui prend à sa charge les fautes des humains, mais dans la position d’un Dieu qui se désintéresse de ce qui va arriver. « Au commencement était le verbe. Pourquoi, papa ? »interroge Petit Garçon. Pourquoi papa ? Il n’y pas de pourquoi, pas de causalité, pas de transaction, c’est le simple exercice de la liberté. Le fils n’a pas encore de nom, il sera nommé plus tard, en fonction de ses actes. S’il y a une référence biblique, c’est celle du Cantique des Cantiques : Alexandre couche avec Maria comme Salomon avec la Sulamite – ce n’est ni une demande ni une sollicitation, mais un signe d’alliance inconditionnelle. Se sacrifier pour une cause est un geste transactionnel, utilitaire, mais l’acte d’Alexandre ne dépend pas d’une cause, il est au-delà de toute causalité. Il n’a pas le choix, il est l’arbre mort planté comme déjà mort, car il n’a plus de monde. Il souscrit à la phrase de Paul Celan, Die Welt ist fort, ich muss dich tragen. Pour porter l’enfant, il n’aura pas transmis son monde, mais l’aura détruit dans un feu apocalyptique6. S’il avait été un arbre vivant, son fils aurait été son prolongement, sa descendance, mais son monde étant vidé, parti, il s’agit d’un passage, d’un commencement. Le sacrifice n’était pas sacrificiel, c’était un sacrifice sans sacrifice. Son effacement n’est pas une cause, mais une ouverture pour la deuxième partie de la phrase : Il faut que je te porte. Il ne s’éclipse pas pour qu’un tiers, un Dieu, intervienne, mais pour faire place nette, pour que son fils vive dans un monde qui ne soit pas encombré par les catastrophes nucléaires. Pour Tarkovski, Il n’est pas de plus beau cadeau que le silence du donateur. « Tout cadeau est un sacrifice », dit-il. En entrant dans le silence, il se sacrifie et il ouvre à son fils la possibilité de la parole.
Ce film réputé incompréhensible, confus, tient à l’ambiguïté de son titre : il repose sur un sacrifice qui n’en est pas un. Par un étrange parallélisme, Andreï Tarkovski s’est lui aussi retiré définitivement avant la fin du montage – sans rien sacrifier de ce qu’il voulait faire. Il en a écrit le scénario sans savoir que ce film serait le dernier, qu’il serait testamentaire, ni que son fils pourrait enfin sortir d’URSS, le remplacer à Cannes pour la réception du Grand Prix Spécial du Jury 1986.
- Au-dessus de l’enfant se trouvent des anges, puis des chevaux, puis des arbres. Alexandre et le facteur Otto scrutent plus tard de très près une reproduction de ce tableau inachevé, dans lequel les visages et les corps se détachent difficilement du fond. ↩︎
- Au moment du tournage (printemps et été 1985), il ignorait tout de sa maladie. ↩︎
- Positif n°303, mai 1986. ↩︎
- Le premier titre du film n’était pas Le Sacrifice, mais La Sorcière. L’histoire devait être celle d’un homme frappé d’une maladie incurable, qui guérit grâce à la nuit qu’il passe avec une sorcière. Il reste à savoir de quelle maladie incurable Alexandre est frappé. ↩︎
- Le film est tourné dans l’île de Gotland, proche de Fårö où Ingmar Bergman avait sa maison. C’est sa compagnie de production Svenska Filminstitueteven qui a financé le film, et son équipe qui l’a tourné dont le directeur de la photographie (Sven Nykvist) et certains acteurs (Erland Josephson). Toutefois, il semble que Bergman n’ait jamais rencontré Tarkovski – et qu’il n’ait guère aimé le film. ↩︎
- L’incendie de la maison dans un célèbre plan-séquence d’une durée de 5’50. ↩︎