Adolescence (série de Jack Thorne, Stephen Graham et Philip Barantini, 2025)

Inexplicable, instable, inclassable, insaisissable, le jeune meurtrier incarne le déséquilibre d’où pourrait surgir une réponse, une nouvelle donne
Le récit se déroule entre l’arrestation de Jamie Miller, 13 ans1, pour le meurtre de Katie Leonard, une fille de sa classe, et l’anniversaire de 50 ans de son père Eddie2, 17 mois plus tard, qui précède son procès pour meurtre. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un film policier, puisque les faits sont clairs et connus dès le départ : Jamie a vraiment assassiné Katie à coups de couteau de cuisine. Les caméras de surveillance de la ville l’ont filmé dans tout son parcours : quand il l’a suivie dans la rue, quand il l’a rattrapée dans un parking, quand il l’a frappée. Ses dénégations ne peuvent convaincre personne, et il finit par reconnaître son geste, dans une des dernières scènes de la série, en plaidant coupable. Le thème de la série n’est donc pas l’identification du meurtrier, mais l’explication. Comment ce fils d’une famille sans histoire, sans antécédents de violence ni traits particuliers, a-t-il pu commettre un tel acte ? De nombreux éléments sont apportés pour répondre à la question, sans vraiment conclure. J’avance dans cet article une hypothèse plus générale : dans un monde où tout se déconstruit, la transmission, les savoirs, la parentalité, le lien social, la jeunesse tend à restaurer un peu d’ordre par le biais des réseaux sociaux, un ordre axé sur une réinterprétation de la morale proposée par les adultes, où ni la domination, ni la persécution des faibles, ni l’injonction hétérosexuelle ne sont contestés – comme s’il fallait compenser, par une violence phallocentrique supplémentaire, la perte des références anciennes. En la personne de Jamie, le meurtrier, doublement condamné par ses pairs et la police, le système se fissure, ça craque.
Jamie est insaisissable. Un an et demi après le meurtre, il est toujours aussi difficile à cerner. Le policier a fini par trouver l’arme du crime, mais il n’a jamais rien compris. Les enseignants ont pris la tangente, pas question pour eux de s’aventurer en-dehors de leur spécialité. La psychologue avait quelques idées, elle a cherché à rabattre le garçon sur ses schémas mais ça n’a pas marché, et finalement le père, la mère et la sœur ont préféré renoncer à toute explication, seule façon pour eux de garder intact leur amour pour Jamie. Car Jamie, qui se sera cru laid, détestable, impuissant, est un garçon courageux qu’on ne peut qu’aimer. On peut partir de ce premier paradoxe : persécuté à l’école, proche de deux autres écoliers harcelés eux aussi, Tommy et Ryan (ses seuls amis), il est capable de s’imposer, de contrôler une situation. Il l’a montré de la façon la plus brutale en assassinant Katie, et il le montre encore en inversant le rapport de force dans son rapport à la psychologue3. En définitive c’est lui qui l’aura obligée à se dévoiler. Le plus rejeté des garçons, accusé d’être un incel, est aussi le plus entreprenant, celui qui est capable de déstabiliser la porteuse de savoirs, l’experte. Pour l’anniversaire de son père il lui envoie un dessin. C’est une façon de dire : maintenant je m’assume comme je me suis. Son père aurait voulu faire de lui un sportif, un footballeur ou un boxeur, mais ce qu’il aimait, lui, c’était dessiner. Pendant longtemps il en a eu honte, mais maintenant il déclare à son père : je n’ai pas pu te donner ce que tu attendais de moi, mais voici ce que je peux te donner, et il faut que tu l’acceptes comme tel. Le père entend le message : c’est un geste d’amour, et cela lui suffit. Dans cette relation se rejoue l’attitude de la jeune génération par rapport à l’ancienne : c’est à eux, les jeunes, de définir la norme, l’éthique, ce n’est pas aux anciens. Mais quelle norme ? C’est ambigu, contradictoire, inquiétant.
Le célibataire involontaire (incel) ne transgresse en rien la norme hétérosexuelle. On se moque de lui car il rêve d’être en couple, mais n’y arrive pas. Si c’est un homme, il se venge en accusant les femmes, voire en les tuant. Un incel typique, Elliot Rodger, a commencé par étaler sa misogynie sur Youtube4 avant de tuer six personnes et de se suicider. Un autre, Jake Davison, a massacré cinq personnes en 2021 dans le nord de l’Angleterre. Ce peut être aussi une femme comme la Canadienne Alana en 1997, qui n’a tué personne, mais a revendiqué la position. Des dizaines de milliers de personnes partagent cette expérience dans des forums. C’est une sous-culture rebelle, pas toujours violente mais toujours agressive5, convaincue qu’une « pilule noire » les a assignés, dès leur naissance, à cette position6. Si 80% des femmes ne sont attirées que par 20% des hommes, alors 80% des hommes sont sacrifiés – et il en va de même pour l’autre sexe. Cela signifie que la norme hétérosexuelle, supposée valable pour tous, ne vaut que pour 20% de la population (homme ou femme). Il en résulte un rejet radical du mouvement LGBT+ (queer, plus méprisé encore qu’incel ?) et une hiérarchisation de la société qui fait de la culture jeune une caricature exagérant les pires travers du monde adulte.
La série Adolescence ne se limite pas au constat, elle pose une question pas si évidente que cela : Qu’est-ce que Jamie a fait en assassinant Katie ? Quelle déclaration ? Quelle proclamation ? Le désarroi général devant sa personnalité montre qu’il n’est pas seulement animé par un désir de vengeance. Son comportement ne peut pas non plus s’expliquer par des circonstances familiales. Il n’a pas été persécuté ni battu par son père, sa mère a toujours été attentive et aimante, il ne s’est pas identifié à une personnalité toxique. Ses motivations inconscientes restent opaques, même pour une psychologue incapable de les faire ressortir. Au fur et à mesure que la série avance, Jamie se présente de plus en plus dans son autonomie, comme un décideur, un roi, un souverain qui n’est en aucune façon tenu d’expliquer ou de justifier ses actes. Le fait qu’il ait exécuté lui-même, de sa propre initiative, une peine de mort, acte souverain par excellence, tend à conforter cette place. Factuellement et techniquement coupable, il ne se reconnait pas pour autant comme tel, sans pour autant s’affirmer innocent. Avec lui, c’est le clivage même entre innocence et culpabilité qui est brouillé. S’il décide finalement de plaider coupable, c’est pour ne pas avoir à proclamer une innocence à laquelle il ne croit pas non plus. En reconnaissant sa responsabilité pour l’action commise, il s’affirme lucide sur ses actes, sans se donner la peine de leur donner un sens.
Jamie ne s’est pas vengé en tuant au hasard, il a voulu punir une personne déterminée, Katie. Il ne s’est pas justifié en dénonçant les femmes en général, il n’a pas théorisé son acte, il ne se considère pas comme un représentant des incels – au contraire, il cherche à démontrer que, lui, il n’est pas un incel. En exigeant de la psychologue une réponse à la question : Do you like me ?, il s’affirme digne d’être aimé. Il veut sortir du système dans lequel elle le maintient en refusant de répondre, sous le prétexte de la déontologie. Nous devinons, comme lui, que la réponse est Oui. Incapable de verbaliser, il a retourné la violence du harcèlement en violence physique. Il a démontré que, derrière le codage symbolique d’Instagram, le monde des collégiens n’était que le prolongement caricatural du monde des adultes dont il reprend les injonctions, les normes de pouvoir et de sexualité. La brutale révolte de l’adolescent renvoie dos à dos les deux mondes. C’est le lieu d’un effondrement, d’une faille, d’une déconstruction à partir de laquelle il supplie qu’une autre autorité, une autre éthique soit inventée, où il ait sa place. Protestataire impuissant, il n’en connaît pas le contenu.
- Interprété par un Owen Cooper remarquable. Bien que n’ayant jamais joué précédemment, il a réussi à apprendre et interpréter des plans-séquence d’une heure – une sorte d’exploit. ↩︎
- Interprété par Stephen Graham, créateur de la série. ↩︎
- “You do not control what I do!” Hurle-t-il.“Get that in that fucking little head of yours!” ↩
- Son histoire a été reprise dans le film La Bête, de Bertrand Bonnelo, en 2024. ↩︎
- Qualifiée de « terroriste » par les autorités britanniques. ↩︎
- Rapprochée de la pilule rouge des films Matrix, qui révèle la vérité. ↩︎