Don’t let the Sun (Jacqueline Zünd, 2025)

Avec le dérèglement climatique, ce sont tous les liens sociaux, humains et affectifs qui se dérèglent

C’est un film qui peut donner l’impression de juxtaposer différents thèmes sans les articuler et qui, simultanément, laisse entendre que s’ils arrivent ensemble, c’est que, quand même, ils sont liés :

  • Le changement climatique puisque dans la grande ville ou a lieu l’action1 la température atteint 60° dans la journée. De jour, on n’a pas le droit de sortir, toutes les activités sont interdites – donc les gens ne sortent que la nuit. Les plages, les jeux, la circulation en taxi, en voiture ou en transports en commun, tout est nocturne. On abandonne les animaux domestiques qui ne peuvent pas s’adapter, on les préfère nocturnes, comme les hiboux.
  • Dans cette société de grosses chaleurs, les gens ne se rencontrent plus, ou bien ne le font que par des artefacts. C’est le métier de Jonah2, 28 ans, qui, comme dans Family Romance (Werner Herzog, 2019), est employé d’une société qui fournit sur demande – et sur paiement – des personnes capables d’incarner de faux amis, parents ou relations. Il remplit cette tâche sans affect ni difficulté particulière, jusqu’au moment où il rencontre Nika3, 9 ans, et alors tout craque. Il devrait occuper la fonction du père, de ce père qu’il n’a pas eu, il devrait faire comme d’habitude, incarner au présent la place d’un absent, mais il n’y arrive pas. Une défaillance en appelle une autre, et il devient incapable de continuer ce métier. Ces rôles interchangeables qu’on lui avait confiés lui apparaissent soudain répugnants, insoutenables, y compris son rôle à lui, Jonah, qui de toutes façons n’a jamais eu aucun sens. Il transgresse toutes les règles, sort en plein jour, tombe malade, ne sait plus quoi faire jusqu’à ce qu’il retrouve enfin le magasin de hiboux où il était allé avec Nika. Elle est là, elle l’attend, ils peuvent enfin se soutenir, se porter l’un l’autre.
  • La mère de Nika a choisi d’avoir un enfant par insémination artificielle, sans père. Sans doute sa fille a-t-elle un problème scolaire puisque la psychologue de l’école lui propose de faire appel à un substitut : Jonah. « Je n’ai pas besoin d’un père » répète la petite quand on lui présente Jonah, mais la suite du film montre que cette phrase qu’on lui a répétée est un mensonge. Ce qui se produit alors est une étrange inversion : Nika est en demande de Jonah, elle finit par ne penser qu’à lui, mais c’est Jonah qui craque. Comment pourrait-il être un père dans un monde où rien ne l’y prépare ? Il déprime, refuse de voir Nika et sa mère, renonce à travailler. Ce qui lui arrive, comme disait Lacan, c’est une aphanasis (disparition) du désir.
  • Ce n’est pas seulement la paternité qui est en crise, c’est le lien social en général. Un dérèglement climatique ne dérègle pas seulement le climat, il dérègle tout. Bien que le pouvoir politique soit encore puissant, bien qu’il puisse s’appuyer sur un appareil administratif et policier bien organisé, il est incapable de restaurer ce qui a disparu. Actif, bienveillant, il voudrait favoriser la restauration des liens – mais ce ne sont plus les mêmes. Tout part du geste le plus simple. Ne sachant plus serrer les gens dans ses bras, Jonah doit prendre des cours – mais l’étreinte qu’on lui enseigne ressemble plus à un combat4 qu’à une marque d’affection5. Il laisse tout tomber d’un seul coup, sans avoir aucune idée de ce qu’il va faire.

À ce point de la description, revenons à notre question de départ. Qu’est-ce qui fait le lien entre ces différentes crises ? La catastrophe qui nous arrive est multiple, multi-factorielle. Chaque domaine affecté vient nourrir l’effondrement de l’autre. Aucune stratégie d’ensemble ne fonctionne pour arrêter l’enchaînement. Dans l’école de Nika, une sorte de cérémonie a été organisée pour amadouer ce soleil devenu redoutable, colérique, vengeur. La petite Nika s’est déguisée en artefact de soleil. Heureuse de jouer, elle s’adresse à sa mère et Jonah, mais celui-ci ne supporte pas. Dans la référence au soleil, il entend : « Je veux un père », ce à quoi il est incapable de répondre. « Don’t let the Sun » dit le titre du film. Comment faire pour arrêter la brûlure du soleil ? Dans un monde qui n’est plus vraiment un monde, qui est devenu une sorte de faux monde, on peut entretenir un semblant de vie qui n’est autre qu’une mécanique de la survie. Pour refaire monde, au sens vrai du terme, il faut que deux personnes, deux individus uniques, singuliers, se rencontrent, s’adressent l’un à l’autre, et encore cela ne suffit pas. Il faut que de telles rencontres se multiplient et que chacun puisse dire à l’autre : pour éviter que toi aussi tu sois réduit en cendres, je te porte.

  1. Le film a été tourné en partie à Milan, en partie à São Paulo, des lieux choisis pour leur caractère « brutaliste » (au sens de l’architecture). ↩︎
  2. Interprété par Levan Gelbakhiani, acteur et danseur georgien. ↩︎
  3. Interprétée par Maria Pia Pepe. ↩︎
  4. Inspiré par Beau travail de Claire Denis, où il était déjà question d’une petite fille en attente d’hommes. ↩︎
  5. La réalisatrice a inventé un nouveau sport : le combat de hugs. ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...