Brazil (Terry Gilliam, 1985)

Screenshot

Il faut, pour que triomphe le pouvoir absolu, réduire les fantasmes à néant, car ils se présentent comme les plus dangereuses des pensées

Terry Gilliam, ex-membre des Monty Python, a critiqué le film 1984 de Michael Radford en disant que ce n’était qu’un 1984 et ½, une façon de dire que si, lui, il devait adapter le livre de George Orwell (1948), il franchirait un véritable pas au-delà de ce que laisse entendre ce livre. Pour décrire ce pas de la façon la plus succincte, on peut dire que le livre d’Orwell et ses différentes adaptations antérieures à 1984 portent sur une tentative de contrôle absolu de la pensée, tandis que la question posée par Brazil est celle d’une tentative de contrôle absolu du fantasme, une dimension de la pensée qui n’est pas exactement la même chose que ce qui est considéré comme la pensée dans le livre d’Orwell. Sam Lowry1, dans Brazil, laisse aller ses fantasmes comme Winston Smith, dans 1984, laisse aller ses pensées. Dans les deux cas, c’est considéré comme un crime. Les deux hommes se heurtent à un pouvoir omnipotent qui réussit à les anéantir (et avec eux leurs pensées, leurs fantasmes). On trouve dans les deux films le même schéma narratif : un bureaucrate rêveur qui rencontre une femme, tombe amoureux, se révolte avec elle, est réprimé par le pouvoir et subit la torture. Ils se terminent de la même façon : incapables de résister, les deux fonctionnaires finissent par disparaître en tant que personnes, et avec eux leurs pensées et leurs fantasmes (ce qui est le but recherché). Le film de Terry Gilliam est plus fou que celui de Michael Radford, souvent considéré comme académique, car pour un pouvoir, il est plus difficile de contrôler le fantasme ou le rêve que la pensée rationnelle. La réalité peut être décrite différemment, contestée ou contrariée, mais comment pourrait-on contester ou contrarier un fantasme ? Etant illogique par essence, il ne se prête à aucune mise en question rationnelle et ne peut pas non plus se soumettre à une injonction ou un commandement. Il résiste et ne peut s’effacer que dans une explosion – ce qui est abondamment montré dans Brazil.

Brazil commence par une double faille dans un monde quasi orwellien : dysfonctionnements, fantasme. Rien ne marche comme il faudrait : on arrête Archibald Buttle (cordonnier inoffensif) à la place de Harry Tuttle (chauffagiste renégat)2, les gens font semblant de travailler dans le service de Kurtzmann où Sam Lowry est employé, les appareils ménagers fonctionnent encore moins bien que dans un film de Jacques Tati. Pendant ce temps Sam dort et s’imagine en rêve comme ange doré qui survole les nuages à la rencontre d’une femme plus belle que nature. Au moment où il l’embrasse, le rêve s’arrête et le téléphone sonne. Un double mouvement habite le film : à la fois abolir ce rêve et le faire revenir, à la fois l’éliminer et en déployer tous les éléments. Le fantasme est au cœur du film et l’enveloppe, il opère à la fois comme excroissance et parasitage. Ce schéma qui vaut pour les rêves de Sam Lowry vaut également pour sa mère, dont le fantasme est de rester jeune par une série d’opérations chirurgicales. Elle réussit, devient aussi belle que Jill, la bien-aimée de son fils, mais finit par échouer dans une explosion d’horreur. Dans 1984 (le livre de George Orwell), Winston Smith rencontre brièvement sa mère à son arrivée en prison sans la reconnaître, tellement elle est dégradée. Dans le film de Gilliam, Ida, la mère de Sam est omniprésente, elle cherche à se rajeunir avec tellement de passion qu’elle en devient méconnaissable. Ce fantasme qui fait étrangement écho à la place de la chirurgie esthétique à l’ère Trump finit en catastrophe. La transgression imaginaire est indissociable de la déchéance. Débridé, le film Brazil qui lui-même prend la forme d’un fantasme se termine par un emboîtement-enfermement dans la tête de Sam Lowry qui fredonne une fois de plus la mélodie d’Aquerela do Brazil3, dont les paroles signifient que les espoirs d’hier ne sont plus d’actualité, qu’ils sont renvoyés à plus tard.

L’une des signatures du fantasme est le transfert du même visage dans plusieurs personnages. Ainsi Sam reconnaît sa compagne de rêve, incarnée par Kim Greist, dans Jill Layton, la voisine qui essaie de retrouver la trace d’Archibald Buttle, et la reconnaît encore dans les traits de sa mère rajeunie – une sorte de mondaine qui utilise ses relations pour favoriser la promotion de son fils. La mère méprisée et haïe est également l’objet de son plus grand désir – un fantasme incestueux. Jill, qui est aussi camionneuse de profession, se révélera sa complice dans ses espoirs rêvés de révolte, avant de mourir pour de bon et de revenir, accompagnée par Tuttle évaporé dans une mer de paperasses, dans son lieu normal : son imagination, son fantasme que le pouvoir fait tout pour anéantir.

On sait que cette dimension fantasmatique a effrayé les dirigeants des studios Universal qui ont tenté d’imposer à Gilliam une version plus courte qui faisait de Sam Lowry un héros positif. Ils se sont ainsi trouvés dans la même position que le dirigeant Helpmann, supérieur hiérarchique qui envoie Sam à la torture exécutée par son ami Jack Lint. En résistant, Terry Gilliam a fait de son film un film-culte.

  1. Interprété par Jonathan Pryce. ↩︎
  2. Interprété par Robert de Niro. ↩︎
  3. Brésil, sous les étoiles de juin / Nous restions dans la lumière lunaire / Et doucement murmurions : un jour bientôt… / Nous embrassions, enlacions / Demain était un autre jour / Le matin nous trouvait au loin / À dire des millions d’autres choses / Et quand le crépuscule efface le ciel / Rappelant nos frissons d’amour / Je suis certain·e d’une chose / Je reviendrai dans le vieux Brésil. ↩︎
Vues : 0

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...