Yes / Oui (Nadav Lapid, 2025)

On ne peut dire « Oui » à l’impardonnable sans s’auto-détruire

Y, le personnage interprété par Ariel Bronz, même nom que le personnage principal du précédent film de Nadav Lapid, Le genou d’Ahed (2020), qui rêvait d’être un grand pianiste de jazz, gagne sa vie comme clown pour des clients de la haute société tel-avivienne et des militaires de haut rang qui s’amusent bruyamment dans des soirées privées, tandis que la guerre fait rage à Gaza. Sa femme Yasmine l’accompagne comme danseuse, et tous deux s’occupent autant qu’ils le peuvent de leur fils Noah, né le 8 octobre 2023, le lendemain du massacre du 7 octobre, âgé d’un an. Ils semblent au début du film très proches l’un de l’autre, amoureux, solidaires. Leur unité s’effrite lorsqu’Avinoam, ami d’enfance de Y et désormais responsable de la communication des armées, lui propose de composer la musique d’un texte destiné à devenir un hymne national :

La nuit d’automne tombe sur la plage de Gaza / Les avions bombardent, destruction, destruction / Ici Tsahal franchit la ligne pour anéantir les porteurs de croix gammés / Dans un an, il n’y aura plus rien là-bas et nous rentrerons sain et sauf chez nous / Nous les détruirons tous et puis nous reviendrons labourer nos champs.

Ce texte qui a effectivement été chanté en Israel par un chœur d’enfants quelques semaines après le début de la guerre1 est une déclaration brutale de vengeance qui répugne à Y comme à Yasmine, mais la rémunération proposée est conséquente. Y hésite un moment, il finira par accepter l’offre malgré les réserves de sa femme, mais se rendra compte qu’en l’acceptant, il se détruit lui-même. Il ne lui restera qu’une alternative : entre le suicide et la fuite.

  • Soumission.

Tout dans sa tenue, sa chorégraphie, ses gestes, ses mouvements, montre que le rapport de Y aux institutions du pays et aux personnes qui les représentent est fondé sur la soumission. Il se met à quatre pattes, rampe à la demande, avale n’importe quoi, lèche l’oreille d’une riche banquière en compagnie de Yasmine, joue au piano affublé d’un canard, et en outre il légitime cette posture en déclarant à son fils : « Résigne-toi le plus vite possible. La soumission, c’est le bonheur ». Le film laisse entendre que toute la société israélienne vit dans cette soumission. Elle compense sa vacuité par les jeux sexuels, le fitness, le sport, les plages, les fêtes, sans parler des rabbins qui, même la nuit, dérangent leurs voisins. Nul n’échappe à cette dépendance implicite : les employés des boutiques, les passants, les promeneurs, les automobilistes, les cyclistes, etc. Le film ne s’embarrasse ni de nuance, ni de psychologie, il décrit un mode de fonctionnement, une construction mentale. Tout se passe comme si Y vivait dans une société de robots où tout le monde accepte la règle sociale, l’obligation, la norme. Apparemment ça marche, mais le film démontre aussi que, en profondeur, c’est insupportable. Le malaise est palpable, et on ne peut pas supprimer la honte.

  • Honte

Y n’est pas militant, pas politisé, mais les informations sur les morts de Gaza s’accumulent sur son téléphone. Il n’en parle pas, ne commente jamais ces nouvelles, un silence qui masque un embarras profond, une gêne, une déstabilisation. D’un côté la guerre continue, mais d’un autre côté on lui propose un travail qui lui apportera ce qu’il désire (l’argent). D’un côté il prendra ses distances avec ses corvées quotidiennes, mais d’un autre côté il risque de perdre ce qui lui reste d’estime de soi, et peut-être aussi l’amitié de quelques-uns de ses amis artistes. Il n’ignore pas que ce qui se passe à Gaza est scandaleux, criminel, illégitime, honteux, il se sait contaminé par cette honte, mais il n’est capable de l’avouer à personne, pas même à sa femme. Mais voilà, on ne peut pas en rester là, l’angoisse déborde. Y se blesse au genou et couvre de sang le texte à mettre en musique. Pour évoquer l’impasse dans laquelle il se trouve, il fait appel à Léa, une amie de lycée qui travaille maintenant dans l’armée, traumatisée elle aussi par les récits qu’elle doit répéter. 

On se doute que Nadav Lapid, personnellement, partage la même impasse. Ce n’est pas un hasard si sa propre épouse Naama Preis interprète le rôle de Léa, et son propre fils celui de Noah. Bien que vivant en France et n’étant en aucune façon impliqué dans les combats, il n’échappe pas plus à la honte que ses concitoyens. Il compare l’hymne composé par Y à ses propres créations, ses films. Après tout si l’action de l’armée est impardonnable, n’importe quelle connexion à l’Etat d’Israel peut être considérée comme criminelle – y compris la sienne. Il s’est exilé depuis une quinzaine d’années, il a fui le pays, mais sa culture, sa langue, son passé le rattachent à cet Etat unique en son genre. Tous ses films y sont connectés. Quoiqu’il fasse, il occupe la position de n’importe quel Israélien, voire de n’importe quel Juif : tous coupables. Plutôt que de protester, il prend acte de son acquiescement (ce qui est aussi une forme de protestation). OUI dit-il, je suis soumis et j’ai honte. Mais cette démarche, elle aussi, est partielle et unilatérale.

  • Non-dits.

Nadav Lapid revendique dans le dossier de presse l’absence de parole, la non-verbalisation. Ses personnages n’arrêtent pas de bouger, de danser. Y est un compositeur, mais il n’écrit pas les textes qu’il chante. Tout passe par les gestes, les mouvements, la danse. Les bouches, les yeux, les mains sont filmés plus que les visages. On embrasse, on lèche, on dévore, on ingurgite, on vomit, mais on ne parle pas. Les corps sont souillés, obscènes. Y ne dialogue avec personne sauf avec sa mère décédée qui représente la conscience, la morale, les idéaux passés du pays, et le couvrirait de gravats si elle le rencontrait aujourd’hui. Il ne semble pas avoir de père2, et l’essentiel pour lui, c’est que personne autour de lui n’est en mesure de remplacer sa mère.

Y et Yasmine sont dépolitisés, inactifs. Ils ne participent à aucune protestation et profitent indirectement de la guerre par l’intermédiaire de leurs prestations à des clients fortunés. Plus rien de positif n’étant à attendre de l’Etat d’Israel et de ses habitants, leur honte est indicible, impossible à transformer en alternative politique. Dans ces conditions leur réaction ne peut être que binaire : soit continuer à s’auto-détruire en restant sur place, soit partir. 

  • L’impardonnable.

Au cœur du film se trouve l’idée que ce qui a été fait à Gaza est impardonnable. Rien ne peut le justifier, ni le 7 octobre, ni la nécessité pour un pays de protéger son existence. La volonté de détruire le Hamas s’est traduite par une violence excessive, disproportionnée, un mal radical. Ce qui est impardonnable est irréparable. Aucune compensation ne sera à la hauteur des dégâts commis sur les personnes et les biens. Cela condamne-t-il Israel à l’anéantissement ? L’Allemagne a survécu au Reich ainsi que d’autres génocidaires et tueurs en tous genres, qu’ils soient turcs, cosaques ou Hutus. Israel survivra, mais la question est de savoir comment. Nadav Lapid rejoint le point de vue de ceux qui boycottent tout ce qui vient du pays, y compris les opposants. Il n’y a dans cette posture pas de nuance, pas de degré. Tous les israéliens, sans exception, sont complices. Tous ceux qui souhaitent rester en Israel sont des nationalistes. Tous ceux qui croient que ce pays peut se transformer, évoluer autrement, baignent dans l’illusion, qui est le masque de leur soumission. Ils sont complices comme les autres. L’impardonnable est le même pour tous, il habitera les défenseurs de la politique menée et aussi les opposants. Qu’on soit israélien ou même simplement Juif, ou même simplement ami des Juifs, on ne s’en débarrassera pas. Le consentement meurtrier est une maladie inguérissable, comme Lapid l’avait déjà démontré dans son précédent film Le genou d’Ahed.

On n’est pas obligé de partager cet avis. Il faut dire l’impardonnable, mais pour autant cela n’oblige ni à la fuite, ni au suicide. Des alternatives politiques existent. La scène finale de Yes reconduit à l’amour. Malgré tout, Y et Yasmine s’aiment, ils peuvent chanter la chanson d’Elvis Presley Love Me Tender sans hurler comme les militaires du début du film. La question est de savoir si l’amour peut être transformé en paroles, voire en discours politique. Y, le personnage de Lapid, ne connait pas d’autre mot que YES. Il n’est capable de s’en écarter que par le silence ou la honte. La soumission est la seule vérité du temps, dit-il3. Il ignore les autres chemins, moins narcissiques, plus tournés vers l’altérité. Il y a des circonstances dans lesquelles la vie « normale », amoureuse et familiale, est impossible. Il faut alors s’exprimer, parler, dénoncer l’impardonnable. La fuite n’est qu’une autre dimension du repli sur soi.

  1. En détournant une chanson du poète Haïm Gouri sur l’amitié. ↩︎
  2. Pourtant le père de Nadav Lapid, Haïm Lapid, est co-scénariste du film. ↩︎
  3. Dans le dossier de presse. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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