Invasion (Hugo Santiago, 1969)

Une menace extérieure anonyme, impersonnelle, inexpliquée, exige un sacrifice pur, inconditionnel, sans réserve

« Invasión est la légende d’une ville, imaginaire ou réelle, assiégée par de puissants ennemis et défendue par quelques hommes qui, peut-être, ne sont pas des héros. Ils lutteront jusqu’à la fin, sans se douter que leur bataille est infinie. » Jorge Luis Borges.

C’est un film qui aurait pu se perdre définitivement, quand pendant la dictature argentine (1978), huit bobines du négatif original ont été volées à Buenos Aires. Vingt ans plus tard, en 1999, Hugo Santiago et Ricardo Aronovich ont reconstruit l’original à Paris. Devenu culte, le film est ressorti en 2002 en Argentine, où Hugo Santiago fait l’objet d’une rétrospective lors du BAFICI, en France où il est à l’honneur au Festival Biarritz Amérique latine, et aux États-Unis où il est diffusé au MoMA. En 2008, le Musée d’Art latino-américain de Buenos Aires a édité un double DVD du film en espagnol, français et anglais.

En 19571, dans la ville portuaire d’Aquilea, une sorte de Buenos Aires en format réduit encore plus grise et plus usée que la vraie, un vieux monsieur nommé Don Porfirio2, qui vit avec son chat noir Wenceslao N, dirige des opérations de résistance face à de mystérieux envahisseurs en costumes clairs qui s’infiltrent, dans l’indifférence générale, en traversant des frontières mal gardées. Le scénario du film ayant été écrit par José Luis Borgès et Bioy Casares, il n’est pas surprenant qu’il ait été tourné dans la capitale argentine, mais Hugo Santiago a choisi de situer l’action dans une ville imaginaire qui porte un nom romain3 – insinuant que le contexte historique importe peu. Plutôt que dans un endroit particulier, nous sommes dans l’abstraction. Le peuple semble indifférent à la politique. Mis à part Don Porfirio qui vit solitairement dans son petit appartement, les gens aiment le football, ils boivent du maté et chantent le tango. Quel est le but des envahisseurs ? On n’en a aucune idée. Ils sont nombreux, déterminés, interchangeables, n’hésitent pas à tuer les habitants de la ville quand ils y ont intérêt, et manifestement bénéficient d’appuis à l’intérieur puisqu’ils parlent la même langue, connaissent certains noms, certains lieux et cherchent des complices. Quel est le but des résistants ? On devine leur courage, ils ne craignent pas la mort, mais leur conversation est banale, sans enjeu. Nous suivons un groupe d’hommes d’âge assez mûr dirigés par Julián Herrera4. Sous les ordres de Don Porfirio, ils doivent détruire un camion contenant un poste émetteur près de la frontière nord. Ils diffèrent des envahisseurs par la couleur de leurs costumes (noirs)5 et leur individualité : un médecin, un ingénieur, un pharmacien, un dragueur, etc. – ce qui nous les rend plus sympathiques. Ceci mis à part, on ne voit pas trace d’idéologie ou de différence d’opinion. L’extériorité des envahisseurs semble artificielle, factice – comme s’ils n’étaient que la projection ou le retour d’une intériorité. Il faut que la guerre civile oppose ceux du dedans et ceux du dehors. C’est un postulat, un a priori, que le peuple ne semble pas partager bien qu’il soit accepté par les combattants.

Julián Herrera vit avec sa femme Irene. Ils n’ont pas d’enfants et une vie commune restreinte car chacun a ses activités qu’ils se cachent mutuellement. Il leur arrive de se croiser dans la rue, d’inventer des excuses auxquelles ils ne croient pas. On apprendra à la fin que leur situation est dissymétrique : tous deux appartiennent à la résistance et obéissent aux ordres de Don Porfirio mais Julián ne sait pas ce que fait sa femme tandis qu’Irene sait ce que fait son mari. Julián dirige un groupe de résistants visibles (ceux du Nord), qui attire l’attention de l’ennemi et qui sont tous destinés à mourir, tandis qu’Irene dirige un groupe de résistants invisibles (ceux du Sud) qui sont plus jeunes et doivent, en tout cas dans l’immédiat, rester en vie. Chacun entretient à l’égard de son conjoint un mystère, un secret, ils mentent tous les deux mais Irene ment doublement car non seulement elle cache son appartenance à la résistance, mais elle cache en outre le fait qu’elle connait les activités de Julián – y compris quand Don Profirio l’enverra à la mort. Elle se sentira doublement coupable, de lui avoir menti et de l’avoir envoyé au sacrifice. Dans les derniers moments, tous deux craquent : Julián a l’impression que son activité de résistance ne sert à rien et hésite à aller à son dernier rendez-vous, où il trouvera la mort6; et Irene hésite à prévenir son mari pour lui dire d’arrêter afin qu’ils survivent tous les deux. Ils ont la nostalgie de l’époque où il se disaient tout et s’aimaient. Ils ne se disent plus rien, s’aiment toujours mais sont soumis à une discipline à laquelle aucun des deux ne veut désobéir. Seul Irene survivra, peut-être provisoirement, à cette épreuve, après avoir renoncé à tout, y compris à son désir.

Don Porfirio explique plusieurs fois que sa stratégie, c’est de gagner du temps. Gagner du temps pour quoi ? Pour faire croire aux ennemis que la résistance est complètement éliminée et les prendre par surprise ? Cela semble logique, mais au second degré, cette idée de gagner du temps peut être interprétée autrement : gagner un peu de temps avant que les résistants ne se découragent et renoncent ou bien, surtout, un peu de temps avant de mourir. Les hommes ne sont pas dupes, ils savent qu’ils vont vers la mort et que ce n’est qu’une question de temps. Voici les paroles de la chanson chantée par l’un d’eux : 

Pour tous les autres la fièvre / Et la sueur de l’agonie / Pour moi Florès quatre balles / Au creux du petit matin / Manuel Florès va mourir / Ce n’est que monnaie courante / Mourir est une habitude / Que savent bien prendre les gens / Demain viendra la balle / Et bientôt viendra l’oubli / Le sage Merlin l’a dit / Mourir, c’est être né / Et malgré tout il m’en coûte / De dire adieu à la vie / Cette chose tant de toujours / Si douce, si familière / Dans l’aube je regarde ma main / Sur elle je regarde les veines / Je les regarde étonné / Ces veines me paraissent à un autre / Que de choses ces yeux-ci / Auront vues au long de leur route! / Et qui sait ce qu’ils verront / Après que le Christ m’aura jugé / Pour tous les autres la fièvre / Et la sueur de l’agonie / Pour moi Florès quatre balles / Au creux du petit matin.7

Ils sont, comme nous, désespérés, résignés mais héroïques, exceptionnels car libres jusqu’à la dernière seconde de venir ou de ne pas venir, de déserter ou de ne pas déserter, de tuer ou de ne pas tuer, d’agir ou de ne pas agir, une singulière liberté qui suppose qu’elle puisse s’interrompre, s’annihiler elle-même8. La mort est notre premier devoir, notre première obligation, nous nous devons tous à la mort, et Don Profirio n’y échappe pas, il se doit à la mort lui aussi. En faisant croire que son mouvement est battu, il ne fait que gagner du temps.

Du fait même de son abstraction, ce film a pour particularité d’avoir donné lieu à de très nombreuses interprétations, variables avec le temps : résistance minoritaire contre une menace fasciste, lutte des Montoneros contre la dictature de Juan Carlos Ongania (1966-70) pendant laquelle le film a été tourné, allusion au Cordobazo, ce mouvement de protestation populaire du 29 mai 1969 dans la ville industrielle de Córdoba (Argentine), critique de la dictature militaire au Brésil (1964-1985) ou anticipation de celle de Pinochet (1973-1990), peur de l’étranger ou de l’immigration telle qu’elle est répandue encore aujourd’hui dans de nombreux pays, rejet des inventions, des nouveautés, réaction contre la crise des valeurs, la mécanisation, la dépersonnalisation, etc. De plus en plus chargé politiquement, changeant de sens selon les publics et les époques, le film a été interdit par la junte militaire argentine. De quoi le mot Invasion est-il le nom ? Il n’y a pas de limite, pas d’extériorité qui soit exclue. Le danger peut venir aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, et l’intérieur est aussi vague, indéterminé, que l’extérieur. On ne sait jamais qui est pour, et qui est contre. On se surveille mutuellement. Chacun est le suspect de l’autre.

Selon Hugo Santiago, toutes les lectures du film sont acceptables, mais il en privilégie une : la « lecture spécifiquement cinématographique », car « elle contient en fait toutes les autres ». Le film est un pur objet de cinéma qui mélange les genres (film noir, film d’action, film d’espionnage, film de guerre, film militant, premier exemple d’un nouveau genre fantastique selon Borges, film métaphysique, fable universelle), les esthétiques (ville fantomatique, vide, sans enfants, lumière crue, noir & blanc traité comme des eaux-fortes, chorégraphie des gestes et des actions), les climats sonores (chanson mélancolique, bruits de plus en plus violents, inquiétants, insupportables, musique concrète associant des cris d’animaux, des chocs métalliques et des sons électriques9). C’est une combinaison unique, incomparable, qui dépasse chacun des styles, chacun des dispositifs, chacun des dialogues. Porfirio répond à Julian qui critique la passivité de ses compatriotes en disant : « La ville est plus que ses habitants ». Il y a quelque part un supplément qui justifie le sacrifice. De même, ce film est plus qu’un film, il déborde son contenu et son scénario.

Qu’est-ce exactement que Don Porfirio, cette figure de pure pensée qui ne parle qu’à son chat ? Il est le seul à ne pas combattre physiquement (l’exception), apparemment fragile et doux, figure semi-animale lui-même. Il ment à tout le monde, il organise l’exécution de ses partisans, il réussit à faire venir des armes sans qu’on sache à quoi elles vont servir. Sa survie est ambiguë, inquiétante, louche, et pourtant on finit toujours par lui faire confiance, malgré les hésitations. Il incarne l’engagement absolu, le principe vis-à-vis duquel on ne peut pas transiger, même s’il n’a pas d’objectif précis, même s’il ne conduit à rien. Dans cette ville enfermée dans ses frontières, figée dans ses habitudes, l’avenir est à la fois replié et repoussé à l’infini. Don Porfirio est le chef égocentrique d’une ville qui défend des frontières qui n’en sont pas, pour une cause indéterminée, à venir.

  1. Petit rappel historique : le rapport de Khrouchtchev qui lance la déstalinisation est divulgué en février 1956. Il est suivi, entre autres, par le soulèvement polonais de Poznań (juin 1956), la nationalisation du canal de Suez (juillet 1956), le soulèvement hongrois (octobre 1956), la création de la Communauté Economique Européenne (mars 1957), la révolution du 14 juillet 1958 en Irak, la révolution cubaine (janvier 1958). La guerre froide se fait sentir dans le monde entier, y compris dans les plus petites communautés d’Amérique latine. ↩︎
  2. Interprété par Juan Carlos Paz. Le personnage pourrait avoir été inspiré par l’écrivain argentin Macedonio Fernández (initiateur d’une tradition littéraire qui se manifeste dans le film). ↩︎
  3. Aquilée, ville romaine de la côte nord de l’Adriatique, un temps qualifiée de « seconde Rome » du fait de sa prospérité, de nombreuses fois assiégée et finalement rasée par Attila en 452. ↩︎
  4. Interprété par Lautaro Murúa. ↩︎
  5. Il se pourrait que le contraste des couleurs renvoie à une partie d’échecs. ↩︎
  6. « Je savais bien que je pouvais compter sur toi » dit Don Porfirio sur son cadavre. ↩︎
  7. Milonga de Manuel Flores, texte de Jorge Luis Borges. ↩︎
  8. Celui qui n’a fait que tromper les femmes est trompé par l’une d’elles. ↩︎
  9. Assemblés par Edgardo Cantón. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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