L’île rouge (Robin Campillo, 2022)
Je regarde, depuis ma cachette, ce monde à la veille de sa disparition, puis je passe le témoin à un autre, sans le porter
Un petit garçon de 8 ans (Thomas) assiste à la fin d’un monde : celui de la colonisation de Madagascar par la France1. Il ne connaît rien d’autre, c’est son monde, celui qu’il va perdre inévitablement et irrémédiablement, car ce monde-là est en voie de disparition, de suppression totale. Il n’en restera rien. Entre une France éloignée et un État en devenir, la base militaire où son père est sous-officier est une sorte de non-lieu où seule la présence de la mère2 assure un semblant de pérennité. Personne ne semble à sa place. Le père est un espagnol naturalisé français, les militaires sont tous de passage, plus ou moins contents d’être là, et le général est inaccessible. Associé à une petite fille de son âge, Thomas regarde ce monde depuis ses cachettes (dans une caisse, derrière des arbres ou sous des buissons). Il sait qu’il en fait partie, mais il le considère depuis l’extérieur, une extériorité symbolisée dans le film par des personnages fictifs issus de l’imagination du petit garçon, parmi lesquels une certaine Fantômette domine la situation. Entre la mère, la petite copine et l’héroïne de fiction, l’univers féminin, accessible et rassurant, contraste avec le mess des officiers, lieu masculin grandiose, inaccessible et inquiétant3.
Le film est politiquement correct : l’enfant sympathise (quoique de loin) avec un jeune soldat tombé amoureux d’une jolie malgache qui lui dit, vers la fin du film : « Rentre chez toi ». Il acquiesce et tourne le dos, habillé en Fantômette. À ce moment la langue passe au malgache, les habitants prennent le nom de Malagazys, le récit se clôt par les discours convenus des manifestants qui sortent de prison4. L’anticolonialisme n’est pas intégré au récit, mais arrive à la fin, en plus, comme s’il fallait réparer, déculpabiliser, les bons souvenirs de l’enfant5, comme si son innocence (toute relative) traduite par la beauté somptueuse des paysages, la sensualité des textures et des matières, l’érotisme latent des corps, devait être compensée par une condamnation, au moins verbale, des privilèges dont il a bénéficié et qu’il condamne aujourd’hui, mais sans lesquels il n’y aurait pas de nostalgie.
Sur le moment, Robin Campillo n’a probablement rien compris aux raisons du départ des Français, de son départ. Quarante ans plus tard, sans doute pense-t-il avoir mieux compris, mais en donnant la parole aux « bons » malgaches dans un final didactique ajouté à la fin, il nous embarrasse. Il y a quelque chose d’artificiel, de paternaliste, dans cet ajout tardif déconnecté du récit – comme s’il voulait, malgré tout, préserver son fantasme paradisiaque. Dans cette curieuse course de relais, il transmet le témoin à une autre équipe en compétition avec la première, laissée hors champ pendant tout le « vrai » film6. L’histoire du petit Thomas se poursuivra dans le même monde, sans aucun malgache. Dans ce deuil sans deuil, en l’absence de rupture, la phrase célanienne, Il faut que je te porte, n’aura jamais été dite.
- L’indépendance date du 6 juin 1960. Le président Tsiranana, lié aux intérêts français, est resté au pouvoir jusqu’en 1972. Le film se situe en 1971, quand les militaires français s’en vont, un siècle après les premières tentatives de colonisation. ↩︎
- Interprétée par Nadia Tereszkiewicz. L’actrice, âgée de 25 ans, joue le rôle d’une mère de trois enfants… ↩︎
- Le film anticipe la découverte, par Thomas, de la future homosexualité du réalisateur. ↩︎
- En 1972, les soulèvements d’étudiants et de travailleurs marquent la « deuxième indépendance » malgache. On peut entendre leurs discours avec tristesse ou ironie lorsqu’on connaît la situation actuelle du pays. ↩︎
- Robin Campillo est né au Maroc puis a vécu, enfant, dans l’Algérie indépendante. Il a ensuite passé deux ans à Madagascar pendant lesquels,dit-il, il s’est senti « heureux ». ↩︎
- Dans la scène du repas qui commence le film, un domestique qui vient ranger un objet est écarté sans ménagement. ↩︎